mercredi 4 avril 2012

5 heures du mat'. Antilles. (1)

Il est cinq heures. Insomnie. Fip en sourdine. Camille Saint-Saens, un blues, une chansonnette, Paolo Conte, du jazz fusion filent sur les ondes. Enchainement incongru. J'ai froid. Je fais chauffer de l'eau. Bruit grondant de la bouilloire. Un thé. Les yeux me brûlent un peu. Je suis décalée et la journée sera décalquée. Je m'étire. Je connais bien cette sensation du corps éveillé malgré lui, engourdi, léger mal au dos, pieds glacés que je réchauffe, coincés sous mes cuisses, assise en tailleur sur ma chaise. Je mets en route le lave-vaisselle, oublié la veille.
La ville dort encore, mais bientôt les balayeuses municipales feront leur office de réveil-matin, gros insectes bruyants, carrés et malhabiles. Björk envoie sa voix glaciale de petite marchande d'allumettes. Cigarette. Envie de voyage.
Partir. Tentation du départ.
Il y a quelques années, je suis partie... Je me replonge dans les mails de cette période troublée, exaltante, terrifiante...
C'était une période pleine d'interrogations professionnelles et d'ennui conjugal, familial, social. Une période où j'avais le sentiment que ma vie s'étiolait doucement, tranquillement, s'engluait dans une routine morne et vide. Corps trop rond, plus endormi que ce petit matin d'avril 2012. En berne.
Une amie était partie quelques mois faire un remplacement d'institutrice à Las Terrenas, en République Dominicaine, dans une petite école associative française. Profitant d'un peu de temps et d'argent, j'étais allé lui rendre visite, seule, quinze jours au mois d'avril. Décidément, avril est le mois de mes voyages solitaires... C'est aussi en avril que je suis partie à Buenos Aires il y a deux ans. Mais c'est une autre histoire. Il fut drôle et serein ce voyage là. Avec un début, un milieu, une fin. En avril, je me découvre de mes fils.  Ne pas tout mélanger.
Cet avril-là, je débarque à Santo-Domingo. Je suis tout de suite happée par la chaleur, la moiteur, les odeurs de cette terre des Antilles si chère à mon coeur. Les émotions remontent vivement.

Enfant, j'ai vécu quatre ans en Guadeloupe, souvenirs vivaces d'enfance heureuse et exotique. Les haricots rouges et la farine de manioc à la cantine, les camions de régimes de bananes à l'odeur sûre et écoeurante, la peau noire et douce de Jacqueline, la jolie jeune femme que ma mère employait et qui m'emmenait dans sa case le jeudi. Elle faisait du suc à coco et c'était ma friandise préférée. Je me gavais de pâte de goyave. Les pique-niques sur le sable volcanique, noir et brûlant de la Basse-Terre à l'ombre des flamboyants. C'est là que j'ai appris à nager, petite sardine blanche dans les eaux tropicales. La biguine sur laquelle les adultes se trémoussent comme ils peuvent dans les fêtes entre békés et métros. Moi, je l'entend, je l'écoute et je danse. C'est là que j'ai appris à danser, petite sardine légère et cette volupté du corps ne m'a jamais quitté. La morsure des feuilles de manseniliers sous lesquels il ne fallait surtout pas passer. Notre maison coloniale avec sa "galerie" ombrée autour, où nous vivions la plupart du temps. Papa qui plante un multipliant dans le jardin, aux pieds de la Soufrière. Paysage splendide des mornes qui renferme la douloureuse histoire de l'île, les gwoka des nèg'marrons... Maman, enceinte de ma petite soeur. Plus tard, celle-ci qui se traîne toute nue, toute dorée et toute potelée, à quatre pattes sur le carrelage de la cuisine à la poursuite des cafards (les ravets) que ma mère chasse sans fin. Quand nous sommes rentrés en métropole, elle parlait presque créole et ma gand'mère amusée et un peu surprise nous traitait de vraies petites négresses. Les bruits de la nuit dans mon petit lit éclairé par la lune. Le marché de Basse-Terre, les mangues juteuses, les fruits blanc et vert de l'arbre à pain, les bananes poyos, les bananes plantain et les pommes-cannelle. Les colibris et le cyclone qui nous retrouve réfugiés dans une cave quand les vents hurlent à 200 kilomètres à l'heure. Paysage désolé, arbres et toits arrachés. Fatalité et fatalisme. La voix et la gentillesse de Mademoiselle Boisdur, mon institutrice chérie qui nous enseignait à lire et à compter avec un délicieux accent qui berçait nos apprentissages de doigts tachés d'encre et de gommes machouillées. L'uniforme de l'école, jupe écossaise et chemisier blanc à manches courtes. Le village de cases voisin où je vais peu. Mais un jour, j'y suis. C'est un jour de fête où on tue le cochon. La bête est là, ensanglantée, en train d'être dépecée. Je n'ai pas peur, je m'approche, curieuse. Une grande marmite est sur le feu. Elle est pleine de sang qui cuit pour faire le boudin. Une femme y met le piment et les épices qui rendent ce boudin campagnard unique au monde. Et puis dans un grand geste que je n'ai jamais oublié, elle plonge son bras nu presque jusqu'à l'épaule dans le sang gluant et tourne, tourne la mixture. Elle rit, son vieux madras planté sur la tête. Elle ressort son bras. Le sang est presque de la même couleur que sa peau et lui fait un long gant brun et vivant qui goutte dans la marmite. Peau noire ensanglantée. Je saurai bien plus tard que c'est l'histoire de ce peuple. Elle viendra nous vendre des boudins chauds et épicés qui feront notre repas...

Me voici, plus de trente après, sur le tarmac de cet aéroport, dans ce maelström d'émotions d'une mémoire qui n'a pas oublié. L'impression d'être chez moi, revenue à bon port après un long voyage.
La suite... viendra. Peut-être.

19 commentaires:

  1. Waouh! Merci de nous avoir fait plonger dans tes souvenirs si précieux, de partager tes émotions et ta parlante description!
    Bon retour aux sources!

    RépondreSupprimer
  2. Bon eh bien c'est bon de te lire... Je reviendrai... belle plume.

    Bleck

    RépondreSupprimer
  3. Tiens, moi non plus, je ne dormais pas ce matin à 5 heures. Réveillée par les éboueurs ... Moi ce qui me calme dans ces moments - là, ce n'est pas le thé, mais la pâte à tartiner au nougat, ramenée lors de mon précédent passage à Montélimar ... Chacun son truc ( en tout cas sur les tartines du matin, c'est diablement bon )

    RépondreSupprimer
  4. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

    RépondreSupprimer
  5. "Le village de cases voisin où je vais peu. Mais un jour, j'y suis." -- beaucoup aimé ta façon de raconter ton souvenir. Une vision d'enfant, riche, vive de couleurs, d'impressions, sans véritable notion du temps.

    Et j'ai senti les odeurs... elles me sont revenues non pas de l'enfance (moi ce serait plutôt champs de lavande et cigales) mais de mon voyage seule en avril passé en Rep Dom. Le quasi paradis...! (manquait qu'un doudou avec moi)... soupir grosse envie de partir cette année... mais faudra patienter.
    Merci de ce revival!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est de mon expérience en Rep Dom que je vais essayer de parler dans des posts à venir. Ce fut une expérience compliquée et je ne sais pas comment je vais m'en sortir par l'écriture... A voir... Je t'embrasse Claire.

      Supprimer
    2. J'attends la suite avec le plaisir anticipé du goût de votre style Marie2o :)
      Bises ç vous !

      Supprimer
    3. C'est en train de venir! Merci de votre appréciation!

      Supprimer
  6. J ai vu la lune la nuit sur ton lit de petite fille ...
    Et cette odeur de sang bouilli
    Bon voyage dans le temps même si parfois c' est très troublant à ressentir

    RépondreSupprimer
  7. Beaux souvenirs, bien exprimés, qui en font remonter chez moi.

    Ma famille est d'origine guadeloupéenne. Je n'y suis allé que deux fois, il y a très longtemps, mais mes racines sont là bas, avec plusieurs dizaines d'oncles, tantes, cousins, cousines à l'accent chantant.

    Mes souvenirs : la véranda de la maison de mon grand père, sa chaise à bascule et son "ti punch" rituel à 6h du soir, sa voiture si rouillée par le climat qu'il l'appelait "le carosse en dentelle", le goût des caramboles bien mûrs dans son jardin, une queue de cyclone qui faisait s'envoler nos billets de Monopoly, la nuit qui tombe vite et se peuple des cris de milliers de bestioles, les anolis qui grimpent sur les moustiquaires, les bananes figues cueillies dans le jardin pour le petit déjeuner, les orchidées cultivées par un de mes oncles passionné, un orage à la pluie tiède sur la plage de Sainte Anne, les apéros dans l'eau à la plage avec le poulet qui grille au barbecue en arrière plan, les roches coupants sous nos pieds près de l'ilet Gosier, les petits restaus de plage où le proprio ramène directement les langoustes des casiers, les explorations dans la jungle avec mes cousins...

    Je n'y ai passé que quelques mois, mais ce sont probablement les vacances qui m'ont le plus marqué.

    Merci d'avoir fait revenir tout ça...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ce que tu écris me touche beaucoup. Merci à toi aussi de nous faire partager cela... Et aussi, Noël aux Saintes, le filao transformé en sapin, Zandolis patinipattes, et tant de choses encore... Les zombis la nuit, le lolo de Ma'am Vin où l'on trouvait du pétrole au détail pour les lampes, des pains de sucre, du rhum, des allumettes... Tant de choses! A bientôt Weissmann sur nos imaginaires virtuels pas si virtuels...

      Supprimer
  8. Retour aux sources touchant, pudique...

    RépondreSupprimer
  9. @tous : Merci à vous pour vos commentaires qui me font très très plaisir, si j'ai pu susciter en vous des images, peut-être des émotions. A très bientôt.

    RépondreSupprimer