En vérifiant les dates, je m'aperçois que je suis restée trois semaines, de mi-mars à début avril. C'est l'époque de la deuxième guerre du Golfe. Je trouve parfois un vieux Monde ou un vieil Express laissé par des clients dans le hall de l'hôtel. Les grondements du monde m'arrivent par internet dans le cyber café où je passe chaque jour. Je lis les nouvelles, j'écris à ma famille, dans un bruit assourdissant de pétrolettes et de bachata qui braille, en buvant des jus de goyave ou d'ananas frais.
Je suis environ à la moitié de mon séjour. Je vois Alex tous les jours, toutes les nuits. J'écris aux miens des mails légers et insouciants. De belles vacances. Je fais des balades en quad, je vais à cheval à la Cascade de Limon, chute d'eau pure et fraîche de 40 m de haut, dans la forêt tropicale. Cela fait à nouveau remonter en moi les souvenirs guadeloupéens, quand j'allais avec mes parents en randonnée le long des pentes de la Soufrière. Je vais aussi en bateau au parc de Los Haitises. C'est un endroit magique.
J'ai moins de chance avec les baleines qui sont déjà reparties.
Je marche. Je lis. Je vais beaucoup à la plage. Je cherche des endroits discrets, beaux et tranquilles. Il pleut des trombes, il ne pleut plus et les vêtements sèchent vite sur ma peau bronzée. Je me fonds dans le paysage, dans la ville. Les commerçants commencent à me dire bonjour. Je me fais aussi peu touriste que possible. Je me sens chez moi.
Pendant ce temps-là, mon amie travaille à l'école et Alex dans son officine de change. Le soir nous nous retrouvons, parfois tous les trois. Il est charmant, attentif, me présente à tout le monde, à ses amis, à sa soeur ainée... Me fait des déclarations, me dit qu'il est bien avec moi, que jamais, que toujours... Les journées filent et les nuits encore plus vite. Je dors peu. On fait beaucoup l'amour dans ma petite chambre.
La taulière est un peu moins amicale, c'est à peine perceptible, elle me regarde un peu bizarrement.
Tout se sait.
Mon amie prend des nouvelles, gentiment. On va boire l'apéro avec les français. Ils m'ennuient. Leurs éternels discours sur les défauts des dominicains, qui ne sont jamais à l'heure, qui promettent sans tenir parole, la chaleur, l'absence d'après-shampoing ou de beurre au supermercado... Leur racisme à fleur de peau, l'un d'eux me dit "si ma fille (la gamine a 13 ou 14 ans) me ramène un dominicain, je la renvoie en France immédiatement". "Méfie toi...". "Ce pays est dangereux"...
Que font-ils donc ici, au bord de leurs piscines, dans leurs villas de rêve, avec un jardinier et une bonne à tout faire? En France ils ne pourraient pas se payer le quart de ça. Heureusement, ils ne sont pas tous comme ça et j'en rencontre aussi de sympas, de plus farfelus, de plus marrants...
Tout se sait.
Moi, je flotte...
Les dominicains, peuple réputé paresseux (tout comme les antillais en général, les grecs ou les africains...) travaillent en fait... comme des nègres. Les salaires sont misérables, la vie est chère dès que l'on veut un peu plus que la case de base, il n'y a pratiquement aucun service public, peu d'école, pas de sécu, pas de salaire minimum, pas de congés payés, mais des flics. Ca oui, des flics même si c'est une république démocratique...
Ils travaillent du lundi au samedi une dizaine d'heures par jour. Le dimanche est le grand jour de repos dans ce pays très catholique. Et avant le dimanche, le samedi soir où il y a bal et Brugal dans chaque quartier, chaque village.
Même si pour l'instant il n'a pas beaucoup d'argent, Alex appartient à la classe moyenne montante. Son père est mort, mais sa famille a du bien, sa soeur est mariée avec un homme d'affaire, avocate, manucure et 4X4, il est éduqué, parle anglais, va à l'université...
Un dimanche, il m'emmène au combat de coqs. Une case, une arène basse en bois de quelques mètres de diamètre. Poussière. Des hommes, presque que des hommes. Pauvres ou riches, comme le foot, c'est un truc d'hommes. Il me présente comme sa "novia" (fiancée) française. Il parie. Il est passionné. Il a des coqs. Il en élève dans un enclos chez sa mère. Il m'explique comment on les nourrit et cela coûte cher, comment on les entraîne, on les fait courir, on leur masse les cuisses, comment on les rend agressifs, comment on leur apprend à se battre, comment on taille leurs ergots et comment on y fiche de dures pointes d'acier qui vont blesser l'adversaire, comment on arrache les plumes de leurs croupions pour ne laisser que le panache coloré de la queue... Les combats durent peu de temps. Une sonnerie aigrelette. Les bêtes s'élancent l'une contre l'autre, se donnent de durs coups de becs, se crèvent les yeux, le sang gicle. Les hommes hurlent, les encouragent, les invectivent, la bière et le Brugal coulent. Alex s'époumone et s'excite. Ca sent la poussière et la merde et le sang. Les coqs ne meurent pas tous, il y a un vainqueur et un vaincu. Les blessés sont évacués, on va essayer de les soigner pour les faire combattre à nouveau une prochaine fois. Mais quand même, en voyant ce pauvre poulet sanglant et déplumé, couché sur le flanc, la crête à moitié arrachée, je doute qu'on puisse en faire autre chose qu'un bouillon cube... Les liasses de pesos passent de main en main. Je suis une des seules femmes et la seule européenne. Les hommes me coulent des regards et j'imagine, moi qui ne comprend pas, les blagues peut-être salaces. Mais dans l'ensemble, ils sont plutôt gentils et respectueux. Et je suis accompagnée. J'observe ces moeurs qui me sont étrangères avec intérêt.
Je n'ai jamais ressenti un quelconque sentiment d'insécurité dans l'île, que je rentre seule à 3 H du matin, que je tombe en panne sèche avec ma moto, ce qui m'arrivera, que je vive seule dans ma maison du bout de la plage ce qui m'arrivera aussi... Je suis toujours tombée sur des gens qui m'ont tirée d'embarras avec gentillesse et un vrai sens de l'accueil. Mon expérience sera confirmée par des européennes qui vivent là-bas. J'apprendrai cependant aussi que des rixes violentes ont lieu régulièrement à la sortie des bals et des boites et que tous les hommes et parfois les femmes manient allègrement le couteau qui, par tradition, ne quittait pas leur ceinture... Les armes à feu circulent aussi. Les dominicains s'arment facilement. Il y a des blessés et parfois des morts le week-end... Et des larcins envers les touristes un peu trop voyants mais ça, c'est comme partout... La Rep Dom est plutôt tranquille et accueillante aux étrangers.
L'heure de mon retour en France approche très vite. Je fonds un peu plus chaque jour. Je n'ai aucune envie de rentrer dans ma réalité. Mais vraiment aucune. Je suis en train de tomber gravement amoureuse. Mais de quoi ? De qui ? De lui, certes, aveuglément, mais aussi de la vie ici, d'une espèce de rêve de retour à l'enfance? De mon corps repu de sensations, de chaleur, de goûts, d'odeurs, de mon sexe qui jouit toutes les nuits ? De l'apparente facilité de la vie sous les Tropiques ? Les Antilles sont une drogue dure me concernant. Je vais le découvrir. Le retour s'annonce périlleux.
votre histoire me fait penser à "Shirley Valentine", un grand classique du genre :- )
RépondreSupprimerhttp://en.wikipedia.org/wiki/Shirley_Valentine_%28film%29#Plot
Décidemment, La Parisienne, vous avez une grande culture cinématographique! Beaucoup de vos commentaires font allusion à un film! ^_^. Bon, je vous rassure. En partant pour ces vacances, je n'étais pas "a 42 year old Liverpudlian housewife whose family pays her so little attention she frequently talks to her kitchen walls in order to keep a conversation going"!!! Ceci dit, ya quelque chose, sans doute...
Supprimerça ce sont des détails, qui sont différents avec chaque histoire, mais sur le fond, votre histoire est celle de la quarantenaire "trop longtemps" en couple et qui renaît ailleurs (c'est aussi mon histoire, avec des détails totalement différents des vôtres ou de ceux de Shirley)...vous étiez une femme de quarante ans qui n'avait pas fait l'amour depuis plusieurs mois et qui s'est réveillée ailleurs telle la belle au bois dormant (je vous cite de mémoire). vous êtes plus proche de Shirley que de moi, puisque vous avez eu une romance dans un pays exotique qui vous a "réveillée" (la Grèce est exotique pour une Anglaise :- ))
RépondreSupprimerquant aux références cinématographiques, une histoire lue sur un blog, produit le même décalage...:-) je réfléchis à une référence littéraire mais je ne trouve pas, ni pour le thème du film cité précédemment. c'est peut-être que je ne lis pas assez!
c'est vraiment très bien raconté, l'ambiance, la vie...
RépondreSupprimeret le fil d'ariane, Alex et toi.
Je comprends très bien la non-envie de retourner dans le réel, alors si en pluss s'y mêle une personne... Terrible !
RépondreSupprimer@Marieh2O: Je confirme, je suis accro au style et à votre façon de raconter. Sans doute aussi parce que le sujet me renvoie à des rêves et à un part de ma "vie Africaine". Qu'importe :) C'est un plaisir et le texte est trop court....soupir.
RépondreSupprimerJe rejoins les autres: tu sais nous tenir en haleine avec ton récit! Et cette plongée dans la culture locale, moi aussi ça me renvoie à ma propre expérience dans un pays africain, dans un autre style et pourtant... Mais ton sens du rythme... tu l'as aussi bien pour danser que pour écrire! Je viens de lire les 3 derniers épisodes d'une traite. Vivement la suite!
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