Résumé : Au bout du compte, notre héroïne est donc partie vers son destin...
Heureusement que mon emploi du temps est dense. Au début, au chaud dans la famille qui m'accueille, j'évite de penser. J'ai souvent ma fille et mes parents au téléphone. Avec elle, je suis enjouée, lui raconte mille anecdotes, je la fais rire, elle me raconte le collège, les profs, le chat, les copines... Eux connaissent les Antilles, s'inquiètent pour le tremblement de terre, le cyclone, les pluies, s'inquiètent pour moi. Je les rassure. Ca va. Tout va bien.
Aucun contact avec G. qui, s'il décroche, me passe immédiatement notre fille. Normal, mais je le prends dans la gueule. Personne n'est parfait.
Je n'ai pas d'ordinateur portable. C'est à l'époque un objet encore un peu "luxueux". Je vais au cyber-café, j'écris à tout le monde, ma mère se met aux mails. C'est assez drôle, elle si pointilleuse sur l'orthographe, fait plein de fautes... Ca m'attendrit.
J'ai un petit appareil radio-CD. Je ne capte que les radios locales. C'est affreusement lassant. Bachata/mérengué/raggaeton/pubs hurlantes, alternent (toujours les mêmes) sur un rythme diabolique... J'ai 5 ou 6 CD et j'écoute Manu Chao, Bashung, Tom Waits et Bach en boucle. Pas de cinéma, pas de télé. Je lis des polars urbains. C'est complètement décalé.
Les journées passent vite. La nuit tropicale tombe tôt. Les soirées sont longues.
Les gens ici vivent comme partout ailleurs. Ils ont leurs familles, leurs amis, leurs habitudes...
Le samedi, la ville vit, mais le dimanche est très tranquille dans la communauté.
Le mal me cueille par surprise.
Je me souviens de ce dimanche, je suis là depuis deux ou trois semaines. Pas plus.
La douleur, le manque me plient en deux. J'ai mal, physiquement.
Je me suis littéralement arrachée. Arrachée à moi-même. A ma fille, à mon mari qui s'éloigne inéluctablement, à mes amis, à ma vie... L'expression "les miens" devient palpable.
Je ne sais plus ce que je fais là. Je ne sais plus pourquoi je suis ici, ce que je suis venue chercher. Je ne sais plus rien. Le manque de ma fille est le plus cruel.
Je suis à la plage, dans un paysage idyllique, l'eau est tiède, le bruit du vent dans les branches des cocotiers est soyeux et c'est très violent.
Je suis seule, désespérément seule. Tristes tropiques.
Je croise ce jour là le couple de français qui tiennent la laverie. Je les ai rencontrés lors de mon précédent séjour et les ai revus lorsqu'ils sont passé en France pendant l'été. Ils voient que je vais très mal. Ils m'invitent chez eux, m'expliquent comment ils sont arrivés ici. Ce sont des gens modestes, de Saint-Etienne, rêveurs d'une vie meilleure, qui ont investi un héritage dans ce petit commerce qui prospère tranquillement, grâce à un vrai labeur et à la clientèle des hôtels qu'ils ont gagnée. Ils m'écoutent. Je raconte. Je pleure. Ils m'expliquent que c'est normal, que les iles sont difficiles, que je dois laisser passer un peu de temps, puisque je suis venue ici pour vérifier, pour voir... Ils sont simples et amicaux. Ils ne le savent sans doute pas, mais je leur ai une reconnaissance éternelle de m'avoir ramenée dans le monde des vivants...
Petit à petit j'émerge. Mes pensées arrêtent de tourner sans fin, ou plutôt non, elles tournent tout autant, mais en spirale plutôt qu'en rond... J'ai de gros accès de blues, des crises aigües de solitude, mais je ne me laisse plus avoir par les dimanches. Anticiper sur la douleur, toujours. Je pense à Pascal. "La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement"... Se distraire du gouffre des angoisses de la qualité d'homme, roseau pensant. Je vais faire diversion...Et je sais très bien au fond qu'il suffit que je le décide pour qu'une empreinte de carte bleue me ramène chez moi. Je ne suis pas prisonnière. L'est-on jamais ?
J'explore mon nouveau territoire. Je n'ai plus peur d'enfourcher ma moto pour aller me balader sur les pistes poussiéreuses ou boueuses, c'est selon. La transformation de poussière en boue et vice-versa est surprenante.
La
vue en haut des lomas est à couper le souffle. Je découvre les mêmes plages
que Christophe Colomb. J'imagine les marins de la
Santa-Maria et de la Pinta quand ils sont arrivés là...
Je discute avec
les Haïtiens qui parlent tous français. Ils s'appellent Fleurimond,
Metellus, Liline, Charlette... Ils ont de l'humour, sont jardiniers,
bonnes à tout faire, font de l'art naïf ... J'achète une petite toile pour quelques pesos. Sur un fond jaune, une ronde de femmes bleues danse. Je l'ai toujours.
Je décide d'apprendre l'espagnol. Je suis très surprise que la plupart des résidents que je croise parlent peu et mal un espagnol de cuisine. Quelques mots, le nom des fruits et légumes, donner quelques ordres, échanges minimaux. Je veux apprendre, je veux comprendre. Ca fait partie de mon projet. Ce sera aussi une découverte amicale qui va m'ouvrir des portes.
Claudia est allemande. Elle a 38 ans, elle vit ici depuis dix ans environ. C'est une jolie brune mince aux yeux noirs, assez méditerranéenne, très cool. Elle parle 4 langues couramment, allemand, anglais, français et espagnol. Elle a monté sa petite école de langues pour les touristes et les résidents de toutes nationalités. Son enseignement est un enchantement. Je la vois trois fois par semaines, je progresse vite. "Estas mi mejor alumna "me dit-elle, tu es ma meilleure élève. Je n'ai pas beaucoup de mérite. Les classes prépa m'ont appris à apprendre et je me jette sur mes cours avidement dès que je rentre chez moi. Je parle espagnol dès que je peux. J'achète les journaux. Claudia me prête un livre "Antes que anochezca" (Avant la Nuit) du cubain Reinaldo Arenas. Je découvre tout, cet auteur, son enfance à Cuba... C'est magnifique. Je lis une ou deux pages par jour, en prenant des notes, en devinant, en me rappelant les conseils de mes profs quand j'ai passé l'agrèg... Je n'ai pas de dictionnaire digne de ce nom... J'adore cette appropriation lente, cette recherche, ces tâtonnements. Je la fais beaucoup rire quand elle comprend que j'ai traduit "neblina" (brume) par neige. Comment veux-tu qu'il y ait de la neige à Cuba ? J'ai pourtant visualisé la scène...
Assez vite, nous sympathisons. Elle m'invite chez elle. Elle vit seule avec la petite fille de cinq ans qu'elle a eu d'un dominicain qui s'est tiré. C'est très courant. Beaucoup d'européennes (et encore plus de dominicaines!) élèvent seules leurs enfants. J'ai horreur des généralités, mais je crois bien que c'est un trait commun à la Caraïbe. Les hommes sont volages et n'assument guère leurs responsabilités. Ce sont les femmes qui font tourner la boutique... Les rapports hommes/femmes sont complexes. Et homme de couleur/femme blanche européenne, just don't mention it!
Claudia vit à quelques kilomètres du bourg, à flanc de loma, dans la forêt, dans une maison dominicaine traditionnelle en bois, una casa de madera. C'est la maison de Blanche-Neige, sans les nains, et avec des hibiscus. Une sorte d'idéal de paix et de retour à la nature au bord d'une petite rivière. Elle a acheté un "tarea" de terrain. C'est la mesure traditionnelle, ça fait 600 m2. C'est spartiate. Elle recueille l'eau de pluie dans une citerne, elle n'a pas l'électricité. Chez elle c'est très petit, très joli, très simple, sa petite dort dans un hamac... Elle vient de Hambourg... J'adore aller prendre mes leçons chez elle.
Elle va me présenter à Andreas, un autre allemand, polyglotte lui aussi, un type étonnant. Né au Mexique, ses parents diplomates l'ont trainé dans tout le continent américain, du nord au sud. Diplômé en entomologie d'une université allemande, il est venu en Rep Dom faire de la recherche pour le compte du ministère de l'agriculture dominicain. Un jour, il m'expliquera le parcours des insectes à travers la planète.
Il s'est établi ici. Il a acheté une "finca", une propriété agricole dans les lomas. Il passe la semaine à la capitale et revient à Las Terrenas les week-ends.
L'un comme l'autre sont très différents des français que j'ai rencontré. Ils ne sont pas résidents de passage, venus couler une oisiveté heureuse ou venus travailler pour se faire de la thune et vivre mieux qu'en France (je caricature un peu, mais c'est ce que j'ai ressenti...).
Tous deux, quoique non dominicains, font partie du pays. C'est vraiment leur lieu d'élection, d'adoption.
Affaire à suivre...
J'ai croisé Alex à de nombreuses reprises. Il est très amical avec moi.
Il est conseillé de ne pas garder dans les maisons les choses importantes : passeport, argent, bijoux, carte bleue, billets d'avion. On rentre comme dans un moulin dans ces maisons qu'on ne peut pas fermer, même dans les quartiers chics où il y a des "watchiman", ("watch-man" en anglais,), des gardes parfois armés. Je met donc mes petits trésors dans un coffre de son office de change qu'il a la bonne grâce de ne pas me faire payer. Au tout début du séjour, il passe au studio pour mettre en route mon téléphone portable dominicain, dont je ne me dépêtre pas. Cet après-midi là, on a refait l'amour. Ce fut la dernière fois. Je n'aurais pas dû. Ca lui donne un petit air goguenard de supériorité... Il pense fermement que je suis là pour lui. Je me sens stupide. Tant pis. J'en avais envie, j'en avais besoin...
L'éloignement courtois est la seule chose envisageable. Je le recroiserai souvent. Il me donnera des coups de main, je serai invitée dans sa famille qui sait qu'il était chez moi à Paris. Drôle d'histoire...
Et puis un jour, je suis là depuis deux mois. Encouragée par nos bonnes relations, je lui reparle de l'argent du billet d'avion qu'il me doit. 1000€. Une grosse somme à l'époque là-bas. Le ton monte très vite. Il considère qu'il ne me doit rien. Qu'il m'a rendu service, qu'il m'a accueilli (!) et qui tu es à part une sale étrangère qui vient se taper du dominicain ? Il m'apparait dans toute sa dureté, dans toute sa rudesse, dans toute sa mauvaise foi. Je parle un peu espagnol maintenant et connait quelques mots d'argot d'ici. Je dégaine l'arme fatale. Je le traite de "sanky-panky", insulte dominicaine suprême pour ces mecs aussi fiers et aussi cons que
leurs coqs. Ca veut dire gigolo. Type qui vit aux crochets des femmes blanches. Loque humaine quoi. Il devient gris, ses yeux rétrécissent. Il prend son élan, lève la main, je dévie son coup de justesse, heureusement la scène a lieu en ville. On nous regarde. Je suis blême de colère. Je tremble de tous mes membres. J'ai les tempes et le coeur affolés, l'estomac qui plonge, mais je suis prête à me battre. Envie phénoménale de lui envoyer un coup de pied dans les couilles, de planter mes doigts dans ses yeux... De lui faire vraiment mal. Arrêt sur image.
J'ai perdu 1000€. C'est moins cher qu'une psychanalyse, et ça m'a fait un bien fou de lui dire son fait à ce morveux... Le lendemain, je passe à son officine dont je retire (dignement) mes affaires pour aller ouvrir un coffre chez le concurrent... Game Over.
Bon... On a passé en revue un peu le coeur, un peu la tête... Il en manque là! Des promesses, toujours des promesses... Il est où le corps ? Bon allez. Je vous en met un peu dans le prochain épisode...