Elles s'appelaient Catherine, Marguerite, Rolande, Marie...
Elles étaient sage-femme, épicière, demoiselle des Postes Télégraphes et Téléphone, paysanne, comptable...
Elles étaient mes grand-mères et mes arrières grand-mères.
Ce sont mes mythes personnels, des personnages qui ont nourri mon imaginaire et mon identité de femme.
Il ne m'est parvenu l'histoire que de trois de mes quatre arrières-grand-mères.
Celle dont je ne sais rien s'appelait Clémentine...
Les trois autres ont été veuves, avec des enfants en bas-âge pour deux d'entre elles. Il semble d'ailleurs qu'un de mes arrière-grand-père soit mort d'une cirrhose du foie, qu'un autre ait joué et bu le patrimoine... Y'en pas un qui serait mort pour la France, hein! Z'ont pas eu le temps...
Du côté de ma mère, Catherine, la mère de Marguerite ma grand-mère adorée, a repris l'exploitation familiale et a mené l'affaire de main de maîtresse. Un peu de terre, quelques vaches et des chèvres, ni pauvre, ni riche. Il y avait des journaliers qui venaient travailler. Je ne crois pas que la famille ait jamais manqué de rien. Je l'ai connue cette très vieille dame quand j'étais enfant. Elle était toute petite, cassée en deux, avec un petit chignon plat, un tablier gris et un visage hâlé, maigre et osseux, ses yeux bleus enfoncés profondément dans ses orbites. Quand elle m'embrassait, elle sentait le chaud, le bois, sa peau était très fine et très douce, striée de mille petits ruisseaux. Elle a disparu quand j'avais six ou huit ans et à l'époque, je m'en suis soucié comme d'une guigne... Mais aujourd'hui, c'est drôle je repense à elle. C'est la seule arrière-grand-mère que j'ai connu vivante. Elle habitait la ferme et tous les jours, jusqu'au bout, elle mettait la soupe à bouillir doucement dans la cheminée auprès de laquelle il y avait une petite chaise sur laquelle elle s'asseyait après sa journée. Ma mère y allait enfant pendant les grandes vacances et se gavait de tartines de confiture, de framboises et de mûres, de cerises et d'omelettes au champignons qu'elle dévorait après avoir accompagné sa tante et son oncle dans les champs et au jardin, couru avec le chien et fait de la balançoire, bricolée sur une branche d'arbre.
La grand-mère paternelle de ma mère, c'était Marie. Elle est morte deux ans avant ma naissance. Mais sa légende a traversé l'histoire familiale. Grande, elle n'est pas très jolie et sur les photos elle dépasse son mari, un petit homme au visage fin, à la moustache lissée et aux cheveux séparés par une raie bien au milieu, qui bombe un peu le torse et a le regard figé des photos anciennes. Elle, Marie, comment l'a-t-elle aimé ce petit homme ? Grande et forte femme, elle était sage-femme dans le bourg. Elle a accouché toutes les femmes à la ronde et plus loin encore. Ma mère l'adorait. Elle allait boire du thé au lait, chaud et sucré, chez elle en rentrant de l'école. Elles papotaient sans fin. La nuit, maman était parfois réveillée par des cris, on tapait fort à la porte. "Madame H! Madame H! C'est pour maintenant". Alors, sa grand-mère -qui avait dans les 70 ans- , qu'il pleuve ou qu'il vente (le temps n'est guère clément dans ce petit coin de France), prenait sa grande cape noire, son grand parapluie noir, son panier et partait dans la carriole du paysan qui était venu la chercher pour accomplir les gestes millénaires. C'était un peu une terreur et ma grand-mère, sa belle-fille, l'appelait "le commandant"... Elle l'avait accouchée bien sûr et à l'époque, on interdisait aux jeunes parturientes de poser un pied par terre avant trois semaines ou un mois. Ma grand-mère me racontait qu'elle ne s'était jamais autant ennuyée de sa vie, alitée de la sorte à 23 ans... Mais qu'elle avait obéi au Commandant... C'est qu'elle n'était pas commode Marie!
Du côté de mon père, encore une Marie je crois. Veuve très tôt, pendant la première guerre mondiale, il avait fallu qu'elle subvienne aux besoins de sa nichée, une grande fille et deux gamins arrivés "sur le tard" comme on disait à l'époque, Jean et Rolande qui allait devenir ma grand-mère. Alors, cette Marie là a ouvert une épicerie, de ces commerces où, à l'époque, dans les petites villes, on vendait de tout : du pétrole pour les lampes, du fil à coudre, du vin, du lait, du fromage, du beurre, du tabac, des sardines à l'huile et des harengs en caque... Les bonnes de la bourgeoisie alentour venaient lui acheter ce qui manquait ce jour-là dans les grandes maisons : quelques bougies, des oeufs, un peu de farine, des haricots secs, des allumettes. Tout était au poids, au détail, emballé dans du papier journal. Ma grand-mère m'a raconté plein d'anecdotes de ce temps là. Je me souviens qu'elle riait encore de la façon dont sa mère faisait du beurre "breton" : elle mélangeait ce qui restait des mottes de beurre doux avec un paquet de sel, elle tournait bien le tout et le présentait comme venant tout droit de Bretagne... Il parait que la clientèle en raffolait, d'autant qu'il n'y en avait pas tous les jours... !
La petite tribu avait à sa charge une grand-mère qui était "retombé en enfance", comme on disait. Elle avait probablement la maladie d'Alzheimer mais ça n'avait pas de nom. La grand-mère échappait régulièrement à la surveillance des siens et la mère envoyait les enfants la chercher en ville. Un jour, les deux gamins l'ont retrouvée sur les bancs de bois du cinéma ambulant en plein air qui se produisait dans le quartier. Trop heureux de voir ça pour la première fois, fascinés par ces images mouvantes, les mômes et l'aïeule y sont restés et ont regardé toutes les séances en boucle jusqu'à la fermeture du petit cirque. Quand ils sont enfin rentrés à la maison, les enfants ont pris une jolie râclée...
L'enfance de ma grand-mère c'était ça.
Et mes grand-mères ? Toutes deux ont grimpé dans l'échelle sociale. Elles sont allé à l'école et sont devenues l'une demoiselle des PTT et l'autre comptable en usine. Ni l'une ni l'autre ne sont resté paysanne ou épicière. Deux femmes exceptionnelles, comme leurs propres mères, deux femmes indépendantes, deux femmes qui n'ont jamais rien dû qu'à elles-mêmes. Elles ont travaillé toute leur vie, Rolande parce qu'elle a été veuve très vite, à la quarantaine, avec deux fils à élever et Marguerite parce qu'elle n'a pas voulu s'arrêter, malgré qu'elle ait épousé un homme adorable qui lui aurait permis de le faire. "Tu comprends m'a-t-elle dit un jour en riant, je ne voulais pas demander à ton grand-père la permission de m'acheter une robe ou un sac!". Pourtant elle n'était pas coquette. Mais elle adorait son boulot à la poste. Longtemps, le 22 à Asnières, ce fut elle... Rolande aussi aimait beaucoup son travail. C'était un bout en train, toujours à plaisanter, à rigoler avec les copines...
Je ne sais pas grand-chose de leurs amours. Mais je me doute qu'elle n'ont pas été de grandes amoureuses. L'époque sans doute, leur éducation, la maladresse peut-être de leurs époux... Dans les années 80, devant la libéralisation des moeurs, les baisers pourtant bien chastes des téléfilms de l'époque, l'affiche d'Emmanuelle, Marguerite disait en grommelant un peu "Pffff! C'est vraiment pas la peine d'en faire si grand cas de cette affaire! Il n'y a pas de quoi se mettre la tête à l'envers!". Et quand je sortais de la salle de bains toute nue, enveloppée dans une serviette, elle me grondait : "Va te cacher! Veux-tu bien aller t'habiller, vilaine!". Et Rolande racontait avec une sorte de fierté qu'elle avait refusé toutes les avances d'autres hommes après son veuvage. "Tu comprends, j'aurais eu trop honte vis-à- vis de mes fils de mettre un homme dans mon lit!". Pourtant, qu'est-ce qu'elle l'avait trouvé beau son mari! A 80 ans, elle était encore toute étonnée qu'il ait pu la remarquer au bal, où elle se rendait dûment chaperonnée par sa mère...
Je vous parlerai peut-être de ma mère une autre fois. Une grande bonne femme ma mère...
Et moi, je suis issue de toutes ces femmes. Je les aime tendrement. On a fait du chemin... Il nous en reste à faire.