jeudi 12 avril 2012

Antilles (6). Le départ.

Le début de l'histoire est ici, elle se poursuit , et puis , et puis dans cette note  et enfin dans mon post précédent.
Fin août 2003. Marseille.
Le directeur de l'école française de Las Terrenas à qui j'avais opportunément laissé mes coordonnées et un CV,  m'envoie un mail. C'est un ami proche de l'amie que j'étais allé retrouver et nous avions sympathisé. Il ignore tout de mon été tumultueux. Il a une défection, il a besoin d'une instit pour la rentrée dans quelques jours. Je suis très diplômée, beaucoup plus que beaucoup des enseignants de l'école. Le salaire est de 15000 pesos par mois, l'équivalent de 400 ou 500 euros, un salaire de classe moyenne là-bas. Les cours sont du lundi au vendredi. Le  voyage est à ma charge. Il me garde la place. Réponse urgente.

Je réfléchis à peine. La cohabitation m'est redevenue insupportable. Marseille est insupportable. La vie ici est insupportable. La tentation est trop forte. Je pars. Je pars seule. Je ne suis pas amoureuse, je ne vais pas rejoindre quelqu'un.
J'ai vite compris, même si ce n'est pas si simple sur le moment - mon égo en a pris un coup, mon orgueil a été bafoué, ma confiance aussi, je me suis faite avoir dans les grandes largeurs - que ma flamboyante passion pour Alex était  une sorte de façon d'exprimer mon désir de départ. On a souvent besoin d'un prétexte pour partir. C'était lui mon prétexte. Je me suis faite avoir parce que j'y étais prête. Il n'y a pas de bon et de méchant dans l'histoire. Juste un type un peu salaud et profiteur, mais pas entièrement mauvais (quoique nous finirons par presque nous battre!) et une nana qui cherche elle ne sait pas quoi. 
Cette fois, je pars pour moi. Je pars parce que j'ai besoin d'aller au bout de mon histoire avec les Iles. J'ai besoin d'aller au bout de cette histoire avec moi-même. 
Dans son commentaire sur ma note "Antilles 3. J'allume la mèche" , Chut a écrit :
"Je crois vraiment à ces rencontres qui, un jour et sans crier gare, font basculer notre vie. Pas forcément dans une histoire d'amour, davantage dans une histoire avec soi-même, même si on n'avait pas vraiment conscience de se chercher ni de vouloir donner un sens nouveau (ou tout simplement du sens...) à notre trajectoire." 
C'est quelque chose de cet ordre là. Il faut que j'y aille. J'ai le sentiment de prendre tous les risques, le premier étant de foutre ma famille en l'air. Mais si je dois rester, je veux le faire sans regret. Je laisse derrière moi un époux abasourdi, des proches dubitatifs, une petite fille qui fait sa rentrée en sixième, mais je n'ai pas peur. Je sais qu'elle va bien et que mon amour pour elle est indéfectible. Je ne suis pas une mauvaise mère. Je sais qu'un jour elle comprendra. Et son père est là, solide et aimant. Ma mère est là, solide et aimante. Je sais aussi que je reviendrai, au moins pour elle. Ou qu'elle viendra me rejoindre. Je sais et je ne sais pas. Je revois notre rue, G. mettant mon lourd bagage dans le taxi qui me conduit vers l'aéroport. Je pars à la poursuite de mon rêve.

J'arrive là-bas. Je n'ai pas le temps de faire ouf! La réalité me rattrape. Je passe quelques jours dans la villa du directeur de l'école qui me prête sa chambre d'amis. Il est là en famille, avec sa femme qui s'ennuie, et reproduit une sorte de Desperate Housewife sous les Tropiques, et sa fille ado. C'est joli, confortable, il y a une piscine. Une des premières nuits, nous sommes tous réveillés par un tremblement de terre. L'eau de la piscine tangue. Cela me rappelle les secousses sismiques de mon enfance en Guadeloupe. Un jour, petite fille, j'avais été réveillée par la lampe de chevet qui m'était tombée sur la tête...
C'est la saison des cyclones. Nous en guettons un, très violent, qui a pris son élan dans le Golfe du Mexique, qui a effleuré Cuba, qui touche Saint-Domingue, mais c'est surtout Haïti qui prend. Comme d'habitude, terre maudite. Les pluies sont diluviennes. Les touristes sont rares, restés à l'abri en Europe. La ville reprend son rythme ordinaire. La saison touristique recommencera à Noël.
L'école ouvre ses portes. Je fais connaissance de mes collègues. Accueil cordial. Je fais connaissance de mes élèves. Ils sont six en CE2, il ont 8 ans,  français ou franco-dominicains. Quelques semaines plus tard, un enfant suisse-dominicain de langue allemande, un grand costaud de 10 ans, un peu paumé, un peu violent, viendra nous rejoindre. Le niveau est faible et les cours du CNED que nous suivons, auquel nous envoyons les devoirs, sont difficiles. Les enfants sont turbulents, petits iliens bronzés et insouciants. J'ai gardé mes cahiers de notes, mes réflexions pédagogiques... Je fais la classe de 8 h à 13 h 30  dans une case recouverte d'un toit de palmes. Les poules divaguent dans la cour et quelquefois un cochon fait son apparition...
Je me lève tôt, travaille beaucoup pour mes cours, je mène la vie d'une travailleuse ordinaire bien loin des vacances de rêve... Le matériel pédagogique est rare et il faut un peu tout inventer. Peu de livres. La photocopieuse marche à fond. C'est la panique quand elle tombe en panne ce qui arrive souvent. Il faut toujours anticiper.
Il pleut des trombes. 
Je m'adapte. Je fais mes courses, me fais à manger... Au début, je ne sais pas bien quoi acheter, puis je m'y fais. Je me souviens avoir mangé beaucoup d'oeufs...
Les 15 premiers jours, je ne vais même pas à la plage, tant le temps file.
Il faut que je trouve un logement. Sur les conseils de mes hôtes, j'opte pour un studio meublé (de toutes façons, là-bas, tout est meublé) dans un "condo"  fermé et sécurisé peuplé de "résidents", comme s'appellent les européens qui vivent là à l'année. C'est en centre ville, derrière la Calle Principal. C'est bruyant. Très vite, cette vie en vase clos m'ennuie et je trouve une maison de trois pièces meublées dans un petit jardin au bout de la plage. On m'avertit. Ne vis pas seule. C'est dangereux! Mais je veux vivre tranquille, à mon rythme, sans le regard des voisins de cette résidence qui tombe un peu en ruine, dans ce studio un peu minable, dont le seul avantage est la piscine dans laquelle je plonge le matin à 7 H et l'après-midi en revenant des cours. Je déménage. Je ne l'ai pas regretté.
Ma nouvelle maison me plait .Elle est meublée sommairement, mais simplement, les murs sont blancs. Je recouvre une vilaine petite fresque vert pomme dans la cuisine avec un panneau de photos de ma fille. La première nuit, j'entends tous les bruits, la pluie, le chant des crapauds-buffle, les milliers d'insectes, au petit matin des dizaines d'oiseaux stridulants me réveillent... La nuit tropicale est envahissante.
La luz. Tout là-bas est question de luz. La luz (l'électricité) apparait, disparait... No hay luz... On va attendre...
Cette première nuit, j'allume la luz et horreur, m'aperçoit que ma chambre est envahie de cucarachas, énormes cafards noirs... Il y en partout qui s'enfuient sous le lit, qui envahissent l'évier, qui, affolés, grimpent dans le lit... première nuit de bagarre. Je demande conseil. Je finirai par me débarrasser de ces sales bestioles, mais la vigilance est quotidienne! 
Les vêtements que j'ai soigneusement rangé en piles polies dans le placard sont humides. Tout le temps humides. Mes t-shirts noirs ont un discret liseré de moisissure. J'apprendrai à tout pendre sur des cintres, plutôt que faire des piles. A étaler slips et soutien-gorge sur les étagères, de sorte qu'ils soient toujours au contact de l'air...
Il n'y a jamais de vitres aux fenêtres. Pas besoin. De simples claustras, qu'on ouvre ou qu'on abaisse avec un mécanisme de bois, en fonction du degré d'intimité ou de luminosité que l'on veut dans la pièce.
Ma maison, comme toutes les maisons, est surélevée sur de petits pilotis d'environ un mètre qui lui évite d'avoir les pieds dans l'eau à la saison des pluies et on accède à la véranda, la galerie, par trois marches.
J'aime mon jardin tropical aux herbes trop hautes.  
Je m'achète une moto. C'est indispensable. La ville est étendue, l'école est à deux kilomètres et on ne peut pas dépendre en permanence des moto-conchos. Elle est assez nerveuse, cette petite bécane de 100 cm3, elle est lourde et je n'ai pas l'habitude. Au début, je me casse la gueule dans la boue. Mais vite j'apprends et suis heureuse de mon indépendance. Pas d'anti-vol, pas de casque. Il suffit d'enlever la clé. Tout le monde sait quoi est à qui. J'apprends à trimballer mes courses, mon linge quand je l'apporte à la laverie... Le directeur de l'école a la gentillesse de m'apporter mes bouteilles de butane en voiture. Mais les dominicains ne sont pas si chochotte. Ca se transporte très bien en mobylette!
Et le corps, et le coeur et la tête alouette ?

9 commentaires:

  1. Je suis fascinée, hypnotisée par ton histoire!

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  2. tu as eu énormément de courage . je suis admirative d'avoir réussie à larguer les amarres.
    le corps et le coeur? il faut bien savoir les mettre au repos de temps en temps

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  3. moi aussi j'adore...
    tu écris si bien..

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  4. J'aurais bien aimé te voir sur ta bécane, tu devais être sexy !
    Bon, tant que t'arrives à éviter les crapauds-buffles sur la route... (ça éclabousse quand on les écrase :-)

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  5. Waow, quel looping ! Je suis admirative devant ton parcours, Marie : c'est une chose de partir alors qu'on n'a plus vraiment d'attaches, c'en est une autre en laissant tout derrière soi, à commencer par son enfant. Derrière soi, remarque, façon de parler... Avec des liens aussi forts te reliant à la France, ce n'est jamais entièrement derrière, plutôt à côté (ou en parallèle). Mais il faut une sacrée trempe pour se rapprocher de ce que l'on sent, sait essentiel pour nous, notre évolution, notre maturation quand le départ implique autant de bouleversements.

    Très belle et juste réflexion que la tienne : "C'était lui mon prétexte. Je me suis faite avoir parce que j'y étais prête."
    Nombre de gens rejetteraient en bloc la faute sur le partenaire indélicat en s'apitoyant sur eux-mêmes - ce qui ne serait, au final, pas une avancée mais une régression. Là, tu dégages du chaos, de la déception et de la peine le sens et le rôle de cet homme-là, en te replaçant au "centre de la mêlée". Pas victime mais partie prenante, lucide sur les (vrais) enjeux de cette rencontre - à la fois déclencheur, génératrice de sens et ouverture à des possibles.
    Chapeau.

    Ce que tu écris sur ta maison de la plage m'a évoqué mes tribulations. Mon petit zoo domestique comportait des souris, des cafards, des geckos, des grenouilles... sans compter les araignées et autres insectes !
    Mon amie Bertille m'avait conseillé de choisir un lieu pas trop isolé avec un mur d'enceinte, un portail et pourquoi pas un garde. J'ai compris peu à peu son insistance sur la nécessité de prendre autant de précautions : un gars a rôdé sous les fenêtres de ma 1re maison des mois durant, tapant contre le mur de ma chambre en pleine nuit... Quand il n'apportait pas une échelle (!) pour escalader le mur de la salle de bains, doté d'ouvertures par lesquelles il pouvait m'épier (ainsi que mes voisins... tant qu'à faire, pourquoi s'arrêter en si bon chemin ?).
    Dans la 2e maison, ce fut un cambriolage en pleine nuit alors que j'étais seule à l'intérieur... Effrayant. Mais "l'enquête" de police méritait son pesant de cacahuètes !
    Ce tout sécuritaire a beau me déplaire, je m'y suis pliée. Je vis maintenant dans un îlot de riches, derrière des barrières, avec un chien méchant à l'entrée. Les avantages ? Avoir la paix et dormir enfin sur mes deux oreilles.

    Il semble que la Rep Dom soit plus sûre. Question d'époque ? De lieu ? La zone touristique où je me suis installée exacerbe les différences entre les étrangers - touristes et expats - et les Philippins. Ceux-ci voient des richesses qui leur sont inaccessibles (ordinateur, IPod, téléphone dernière technologie...). Forcément, cette distorsion fait naître des envies. Et entre l'envie, la jalousie et le passage à l'acte, il n'y a souvent qu'un petit pas...

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    1. Concernant le "petit zoo domestique", insectes en tous genre évidemment, énormes et lourds papillons de nuit, fourmis en procession, et araignées of course!
      Concernant habiter seule, la sécurité... je vivais une vie très modeste. Je n'avais que des fringues. Pas d'ordinateur, aucun objet de haute technologie. Pas de fric en liquide, pas de bijoux. Mon téléphone portable ne quittait pas mon sac à dos. Et je n'étais pas une "riche" oisive, une retraitée installée là dans sa villa... Je n'avais pas de jardinier, pas de femme de ménage... Je bossais, je menais ma vie, normal quoi.
      Je pense que tout se savait, notamment par la "mafia" locale des moto-conchos, qui étaient réputés repérer les touristes à plumer, les villas à visiter.
      Je pense que ma maison a été observée, voire visitée. Quand je dis le bout de la plage, c'est vrai, mais la maison était dans un chemin, entourée d'autres jardins et d'autres maisons, d'un hôtel pas loin... Je ne risquais pas grand'chose. Ceci dit, je ne fais pas d'angélisme, des vols et des incidents avaient lieu régulièrement. La tentation est évidemment insupportable. La cohabitation de la pauvreté et de la richesse est toujours compliquée!!! et aujourd'hui, je pense que ça ne s'est pas arrangé. Ecrivant ce récit, je suis un peu allé sur internet et j'ai vu que se vendaient ou se louaient de plus en plus de villas surveillées, dans des lotissements privés. Mais, pour ma part, je me suis sentie vraiment libre d'aller et venir, je n'ai jamais eu peur dans ma maison mal fermée. On était hors saison, on connaissait un peu tout le monde, il y avait une certaine solidarité... Je faisais partie du cru quoi!

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  6. Récit magnifiquement écrit et passionnant. Quel talent, Marie :)

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  7. Comme Cléa, Charles et les autres... sous le charme... à suivre le fil... à t'imaginer sur ta moto...
    Impressionnée aussi par la lucidité et le recul sur ton amourette et sa cause.

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  8. @tous : Merci, merci, merciiiiiiiii! Bon, ben c'est pas fini ! Je m'y recolle.
    Je vous embrasse.

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