mardi 24 avril 2012

Antilles (12). Epilogue.

Je reviens en France le 15 décembre. Je ne sais vraiment pas ce que je vais  faire. Je prépare tout pour rester ou pour revenir.

Je confie les clés de ma maison et ma moto, ma petite machine à faire de la musique, quelques livres apportés par ma mère, quelques menus objets, quelques vêtements au couple d'amis propriétaires de la laverie et qui ont été si précieux. Ils appartiennent à une association caritative franco-dominicaine qui tâche d'améliorer le sort des plus pauvres, distribue des médicaments, donne du matériel scolaire aux enfants dominicains et haïtiens.  Il  y a aussi une petite bibliothèque française où les touristes sont incités à laisser leurs bouquins.
Je leur dis de garder tout cela, d'en disposer pour l'asso si je ne reviens pas, que je ne sais pas...La maison est louée jusqu'en février. Il suffit de rendre les clés au propriétaire.

La fête de fin d'année à l'école a lieu sous un soleil radieux. Mes élèves chantent la chanson de Joe Dassin "Le moustique" que nous avons apprise, avec une petite chorégraphie. On s'est bien amusé. Bonnes vacances les enfants. Soyez sages. A l'année prochaine. A dans trois semaines...
Je ne sais pas.
La veille de mon départ, Téo et moi  passons une soirée érotique, tendre et triste.
Il m'accompagne à l'avionnette.
Vas a regresar en este pais?
Tal vès. No sé.
Voy a estar tu Penelope mi amor!
Il sera ma Pénélope... 

Le voyage est interminable
J'arrive à Roissy où le froid vif me cueille. Pendant que j'attends le TGV sur le quai, je suis bleue. Mon léger blouson en jean et 3 ou 4 t-shirts en coton ne me protègent de rien.

Je ne reviendrai pas en République Dominicaine. Le 29 décembre, j'envoie ma lettre de démission à l'école.
Je vais mettre des mois, peut-être des années, à accepter mon propre choix. Je ne parle pas de regrets. Je n'ai pas "regretté" ce choix. Je parle de retrouver un endroit, une place, ma place.
Car j'ai eu le choix.   
Mais il était trop difficile de partir pour de bon avec mon enfant ici. C'est assez simple en fait. Je crois, je sais, que je suis resté pour elle d'abord, pour elle surtout, sans esprit de sacrifice, juste parce que je l'aime, et aussi, en second lieu, pour la possibilité de continuer le chemin avec lui.
Je crois que je voulais repartir.
Même si je savais que l'herbe n'était pas plus verte dans le pré d'à côté. J'avais goûté à la solitude, la vraie, celle qui te cloue d'impuissance. J'avais goûté à la vacuité des rapports humains superficiels, dans l'étroitesse d'un village où tu retombes toujours sur les mêmes personnes. J'avais goûté à une forme de liberté, mais la liberté est une des choses au monde les plus difficiles à assumer. Car est-on jamais libre ? Qu'est-ce que ça veut dire "aller au bout de ses rêves?" (à part un tube de Goldman...).
L'idée que ma fille grandisse à 8000 km m'était insupportable.

Les choses ne seront pas faciles. Il y aura un autre départ, différent. Il y aura d'autres amours, d'autres amants. Il y aura des évènements - des accidents de la vie comme on dit- qui me lieront à jamais à l'homme qui partage ma vie, quel que soit notre avenir (car demain n'est jamais sûr...).  Des deuils, et la maladie de notre enfant qui se déclarera deux ans plus tard et dont elle réchappera de justesse, au prix d'une opération à coeur ouvert de la dernière chance. D'autres choses encore. Les équilibres sont longs à trouver et je ne suis pas sûre de parvenir un  jour à la sagesse, ni au contentement.

La petite est grande. Elle va très bien merci! Elle rentre d'Istanbul et projette de partir en Amérique Latine pour sa troisième année d'études, année dite de "mobilité"... La Bolivie la tente, ou le Brésil, ou alors le Mexique...

Quant à moi, je me suis débarrassée des amibes, mais pas du virus de l'ailleurs.

Epilogue de l'épilogue :

Par ordre d'entrée en scène

Mon amie instit avant moi, qui m'avait accueillie là-bas la première fois, a connu pas mal de déboires. Elle va mieux, habite toujours les Bouches du Rhône. On se fait un  petit coucou de temps en temps.

Alex a prospéré dans les affaires. Son cabinet a l'air de bien marcher. Il a aujourd'hui 41 ans, il s'est marié avec une française (que Dieu la garde!), a deux enfants. Il a beaucoup forci sur les photos... (Merci FB!)

Le directeur de l'école est parti sous d'autres tropiques.

Mes amis ont toujours la laverie.

Mercé a fini par épouser Eddie Elle habite à Paris. On s'est parlé il y a environ deux ans. C'était toujours aussi compliqué avec son désormais mari. Lui vit en Rep Dom. Nous nous sommes promis de nous revoir... un jour...  Nous sommes amies sur FB (Merci FB!).

Claudia a toujours son école de langues. Elle a vendu sa petite maison de bois dans les lomas. Elle venait de rencontrer quelqu'un quand je suis partie. Je n'ai pas de nouvelles.

J'ai eu une brève aventure avec Andréas que je suis allé voir à Barcelone en janvier 2004. En fait, nous étions très attirés l'un par l'autre... Quelque chose aurait peut-être été possible, mais ma décision était prise. Il fait toujours de la bossa-nova et la finca et ses recherches. Nous sommes amis sur FB (Merci FB!).

Le premier fils de Téo est né lorsque je suis rentrée en France. Lui  a maintenant un gros cabinet comptable. Il a déménagé dans un local vaste et moderne. Sur son site internet professionnel, j'ai vu sa photo. Il est toujours aussi beau.

Ma copine à la mygale est toujours prof à l'école. Je n'ai pas de nouvelles.

Après quelques mails, Laura a disparu dans la nature.

Quand je suis partie seule en Argentine, trois semaines à Buenos Aires, en 2010, ma fille m'a dit : "Dis donc maman, tu reviens cette fois ? Tu vas pas rester là-bas ?" 

Merci à ceux et celles qui ont lu l'aventure.



lundi 23 avril 2012

Antilles (11). La saison des pluies.

C'est la saison des pluies. Il tombe de véritables trombes d'eau du ciel, l'humidité est partout... Les jours filent et je réfléchis beaucoup. Quel sera mon chemin ? Quels sont mes vrais désirs?  Depuis le séjour de ma mère et de ma fille, mon mari et moi correspondons. Le lien est rétabli.
Je n'ai jamais fermé la vieille boite mail que j'avais ouverte dès les années 2000 chez un des "opérateurs historiques"... Elle existe toujours et j'ai toutes mes correspondances de cette époque là...
Je dois revenir en France à Noël et Noël s'approche. Je me sens à la fois de plus en plus au seuil de la vraie découverte du pays, de plus en plus à l'aise, je me débrouille en espagnol, tout cela satisfait ma soif d'ailleurs, de découvertes, de vivre autrement, loin de la vieille Europe... Et en même temps, je sens bien que bientôt, cela sera irrémédiable et que je ne pourrai pas revenir en arrière...
Alors je tente de concilier les deux choses... Ze butter and ze money of ze butter ? Non. Plutôt le désir d'aller un peu loin, mais aussi de revenir à bon port sans casser le bateau...

Extraits d'un mail à mon mari daté de la mi-novembre 2003 :

"Je ne sais pas très bien pour où commencer. Je t'écris dans ma tête depuis des jours.
Ce soir lundi, Internet Café dans le bruit de la musique latino, dans les odeurs de bouffe... Je t'écris.
Journée plutôt merdique... Pluie pluie, pluie et vent...Mauvaise journée à l'école où on m'a confié au débotté la classe d'un collègue malade... Puis cet après-midi, chute en moto dans une flaque de boue... Sans gravité, quelques égratignures, et quelques bleus, mais une belle peur...Couverte de boue de la tête aux pieds et mon K-way dechiré. Et Internet qui déconne... Et une réunion a l'école sans intérêt... Le genre de journée où il vaut mieux rester couchée...

(...)  Des mots qui resteront  entre lui et moi.

Je pense à tout ça et je sais aussi que je suis en train de vivre par ailleurs une vraie expérience de vie et de découverte...
Découverte progressive d'un pays, d'une région du monde, d'une langue...
(...)
J'ai rencontré un allemand étonnant qui est ici depuis 20 ans - imagine que l'électricité est arrivée a Las Terrenas il y a 8 ans seulement...- et qui possède depuis 1985 une finca, une plantation de 30 ha qui produit les plus belles fleurs tropicales du pays, du yaourt bio... Il est ingénieur agronome et est conseiller du gouvernement dominicain dans ce domaine... On a beaucoup discuté. Il rentre en Europe pour
quelques mois à partir de Noël et a besoin de quelqu'un pour sa finca... Il me l'a proposé, bien que je lui ai dit que je n'y connais rien... C'est un endroit magique dans les lomas, à quelques km de la mer. Il y a des iguanes et des cacatas - des mygales, je suis pétrifiée d' avance-, des vaches, des chevaux, une nature luxuriante.
Il y a aussi un autre allemand sur le coup et on serait 2... Bref, on parle... Je n'ai bien sûr pas dit oui. Mais j'y pense pas mal et je crois que ça pourrait être pour quelques mois une expérience passionnante... Loin de l'école française où je m'ennuie un peu... Je gagnerais pas un rond... Ca serait l'expérience  que je souhaitais dans mes premiers projets avant d'accepter le poste d'instit car je sentais ce désir de départ tellement fort en moi...
J'ai une proposition à te faire.
Je rentre en France le 15 décembre.
(...)
J'aimerais ensuite revenir ici et tenter peut-être l'expérience de la finca... Notre fille et toi pourriez venir passer du temps ici en février pendant les vacances. Et puis pourquoi pas, elle pourrait s'offrir le troisième trimestre ici avec moi en suivant les cours de 6ème a l'école - bon niveau le CNED, pas de souci -. Ce pourrait être une belle histoire...
Et puis tu nous rejoindrais 2 mois ou 2 mois et demie en juin/juillet/aout - avec la RTT, ça doit être jouable - et on pourrait visiter l'ile et même aller au carnaval de Santiago de Cuba. C'est tout près.  Je connais aussi quelqu'un qui connait bien Cuba - en fait plusieurs personnes - qui ont des adresses à Santiago chez des cubains qui fréquentent l 'Alliance Française de Santiago... Tu mettrais à profit tes cours de salsa, laquelle salsa tu dois mieux danser que moi, car ici, ils n'y connaissent rien en salsa... Après, on rentre. Car vraiment, je ne ferai pas ma vie ici.
(...)
En fait pourquoi ne pas profiter de ce que je vis pour le vivre ensemble ? Pour partager ce rêve qui n'en est pas un ?
Car la dureté est ici très vive. C'est un drôle de truc l'exil dans un pays de sauvages, un pays où l'inflation galope à 50 pour cent par an, un pays du tiers-monde, un vrai, sans fard, tu verras si tu viens, et où la douceur de vivre te happe cependant. Car ce sont des pays rudes et violents.
Je te fais cette proposition et peut-être vas-tu penser que c'est une autre idée folle, qui ne tient pas compte de toi, de la petite, de ta vie, de tes désirs. Que je continue à vivre à côté de la réalité... Que basta, ça va comme ça... Ya ! comme on dit ici - ça veut dire ça suffit ...
Ce n'est qu'une proposition et si tu me dis que non, décidément non, alors, je voudrais rentrer pour essayer de revivre avec toi. (...)".

Toute mon ambiguïté est là, mes désirs, mes peurs...
Sa longue réponse, tendre et aussi ambigüe que cette lettre...
Le départ approche. Dans quelques semaines, une décision, forcément se fera jour...

En attendant, je me rapproche toujours plus d'Andréas, et je deviens amie avec Laura, elle aussi institutrice à l'école. Une super déjantée celle-là... Elle a trente ans, deux mômes, un mec qu'elle a jeté pour vivre une histoire passionnée et mortifère avec un black maître de vaudou. Le vaudou est très présent dans l'île. Il l'envoûte véritablement, la drogue, la baise, la bat... mais elle l'a dans la peau et fait des kilomètres en bus dans la poussière et la boue pour aller le rejoindre à la capitale, dans une case où elle vit des trucs mystérieux et dangereux. Elle a toujours de l'herbe. On fume un peu toutes les deux, on parle, on fait à manger pour les enfants qui sont un peu paumés dans ce tournoiement, on écoute Led Zep... C'est assez rockn'roll avec Laura. Elle est brillante, perdue, je l'aime beaucoup, et j'ai peur pour elle.

Et moi qu'est-ce que je vais faire ? J'attrape des amibes, je suis malade comme un chien, il pleut, rien ne sèche. Le temps se met à passer très vite. C'est la saison des pluies.

samedi 21 avril 2012

Antilles (10). Iguane.

La finca d'Andréas est à quelques kilomètres du bourg dans les lomas. On y accède par un chemin de terre large mais abrupt, raviné par les pluies, en pleine nature. La vue est magnifique sur la mer.
Je n'ai pas trop fait le guide touristique jusque là, mais je ne résiste pas à vous faire partager quelques photos...
 Il y a aussi une piscine naturelle. L'eau y est douce et surtout fraîche, fraîche...

Et puis un jardin exceptionnel.
J'y suis invitée un soir par l'intermédiaire de Claudia. Nous ne sommes pas très nombreux, c'est assez joyeux, simple et convivial, autour d'un barbecue. La terrasse est en ciment blanchi, les meubles de bric et de broc. Deux gros chiens pacifiques sentent affreusement le chien. Dans la grande cuisine foutraque, il y a sa "alma de casa", son "âme de maison",  sa "gouvernante" dominicaine qui mange avec son homme et ses enfants. Derrière la maison, il y a un poulailler. L'ambiance n'a rien à voir avec celle des villas, des résidences gardiennées, bien meublées à la mode "contemporaine-tropicale" en vogue chez la plupart de mes connaissances. Très vite les guitares sortent de leurs étuis. Andréas et Claudia sont des fans amateurs de bossa-nova et de musique brésilienne. Claudia a une jolie voix et leur duo est parfois invité à différentes soirées...
On devient vite assez proches avec Andréas.
Il a environ 40 ans. Il vit seul à ce moment là, mais sa vie est sans doute plus compliquée qu'il ne le laisse paraître. Il a quelqu'un je crois à la capitale. Sa femme, espagnole,  l'a quitté et est retournée vivre en Espagne avec ses deux enfants adolescents. Sa fille aînée qui doit avoir 16 ou 17 ans ne rêve que de revenir habiter avec son père. Ses enfants lui manquent, mais peut-être pas tant que ça ? Il semble relativement résigné à la situation et de toutes façons sa vie est ici. Il est inadaptable à L'Europe où il n'a guère vécu. Il est dans son biotope.
Il a toujours des problèmes de fric, car il doit en envoyer en Espagne et son salaire, sans doute élevé pour le poste qu'il occupe à Santo-Domingo, ne vaut pas grand-chose en Euros.
Ce n'est pas vraiment un business man... Plutôt un rêveur utopique qui court après le temps pour faire tout ce qu'il aime : traquer les petites bêtes pour ses recherches d'entomologie, exploiter la finca, jouer de la bossa-nova, faire la fête...
Il s'est installé là à la fin des années 80 et est l'héritier de l'esprit des débuts de la découverte de Las Terrenas. Il a acheté 30 ha de terrain pour faire de l'agriculture biologique (c'est un allemand tout de même!). Il cultive les fleurs tropicales qu'il vend aux touristes ou qu'il expédie par avion de part le monde, fabrique des yaourts bio et veut faire de son royaume un parc, un modèle d'écologie et de conservation de la flore et de la faune. A l'époque où sa femme vivait ici, c'était plus facile de concilier tout cela, même si lui passait la semaine dans son labo à 4 bonnes heures de route. Mais sans doute en a-t-elle eu assez de jouer les fermières des Tropiques en plus d'être une femme de marin... Il est aussi jardinier/paysagiste et glane les contrats d'entretien des jardins des villas et résidences acquises par les européens. S'il est obligé de déployer une activité assez frénétique pour s'en sortir, il ne se départit jamais de son flegme et de son hospitalité.

Je vais souvent chez lui le week-end et il m'emmène dans sa tournée des jardins. On se baigne à poil dans les piscines à débordement des villas somptueuses vides de leurs occupants et on l'impression de jouer aux 400 coups.  

Claudia et lui m'embauchent dans leur duos pour faire "tchikitchi" avec un petit maracas en forme d'oeuf. On répète et je sais aujourd'hui que maintenir le bon rythme tout au long de "The girl from Ipanema", c'est une certaine forme d'abnégation, voire de retraite spirituelle et des crampes à l'avant-bras. 

Il me parle de ses recherches. Il combat une chenille parasite arrivée en Amérique Centrale par bateau depuis l'Indonésie avec des cargaisons de bois exotiques (un comble) et qui détruit le manioc, culture vivrière vitale pour les dominicains,  faute d'être éliminée, sa prolifération régulée par un prédateur endémique. Il travaille à l'importation d'abeilles qui mangeraient la chenille avec toutes les incertitudes que cela peut provoquer sur la chaîne alimentaire, si l'abeille se développait un peu trop à son tour...  alors qu'il serait peut-être plus simple pour le gouvernement dominicain d'en appeler à Monsanto. Il m'explique toute la fragilité des écosystèmes rendus perméables à cause de la mondialisation et de la circulation des biens de part le monde. Ce dont à l'époque je n'avais à peu près aucune idée.

Nous ne sommes pas attirés l'un par l'autre. C'est assez reposant... 

Un jour, je me balade dans la propriété, nez au vent et dans les hautes herbes, je perçois un mouvement. Je m'approche et manque m'évanouir en voyant un iguane, une grosse bête d'environ 1,50m, camouflé par sa couleur gris/vert. Il me regarde sombrement. Je ne bouge plus. Je suis à quelques centaines de mètres de la maison et je suis paralysée de peur. Je me mets à crier très fort. Je l'appelle. Personne n'arrive. L'iguane fait un pas lourd dans ma direction. J'ai l'impression d'être dans Jurassic Park. Je bondis, je fais demi-tour, je cours à perdre haleine jusqu'à la maison, je crie encore. Enfin Andréas m'entend. J'en perds mes mots. Il finit par comprendre et éclate de rire. C'est un iguane qu'il a recueilli, soigné et remis en liberté. Ce n'est pas la première fois. Il m'en montre un autre dans une des cages du poulailler, tout maigre, tout gris. Sa peau ridée pend lamentablement. Il n'en est que plus laid. Les iguanes sont fragiles et très sensibles à l'urbanisation. Alors quand il en trouve un mal en point ou blessé, il le recueille. Ce sont de braves bêtes... Certains en font même leur animal de compagnie. J'en étais sûre. Pas pire qu'une vache en fait.

mercredi 18 avril 2012

Antilles(9). Mygale.

Mercé est ma seule amie dominicaine et il n'est pas question qu'elle apprenne ce dérapage incontrôlé... Elle n'en saura donc rien. Eddie et moi garderons une complicité amusée.

C'est difficile d'être une femme seule dans une petite communauté comme celle de Las Terrenas et de vivre une vie libre.
Certaines femmes vous considèrent forcément comme un potentiel danger, certains hommes comme une potentielle salope. L'état d'esprit est très "provincial" (no offence! je suis une provinciale!), assez étroit, probablement assez loin des premiers babas cools qui ont investit les lieux...
Les touristes font ce qu'ils veulent, ils ne sont que de passage.
Les résidents, c'est autre chose. Petite communauté essentiellement de commerçants, tout le monde se connait et les potins vont bon train.
Il faut bien avouer que les distractions sont limitées et clabauder est un passe-temps universel...
Citadine invétérée qui a toujours vécu dans les grandes villes sans m'occuper de mes voisins,  je dois être prudente. C'est aussi ce que m'apprend Claudia et c'est la raison pour laquelle elle sort peu et habite un endroit retiré, ce qui lui permet de vivre comme elle l'entend.

J'ai ma vie d'instit', ponctuelle et travailleuse.
La plupart de mes collègues sont des femmes, en famille. Leurs époux sont commerçants ou artisans. Beaucoup sont dans l'immobilier, construisent ou vendent des maisons. C'est un commerce florissant, aujourd'hui encore plus sans doute, au vu de ce que j'ai glané sur internet en écrivant ce récit. Les artisans français sont très courus. Ils sont aussi restaurateurs, loueurs de voitures...  Boutiquiers...
De temps en temps, nous allons manger un morceau ensemble. Quelques unes sont sympas. Je ne partage pas grand-chose. Je crois qu'elles ne comprennent pas ce que je fais là, qu'elles désapprouvent peut-être vaguement... Mais elles ne font pas de commentaires, en tous les cas, je n'en ai pas l'écho.

Une jour, l'une d'elle arrive à l'école et raconte comment son compagnon a trouvé une mygale dans la cuisine et l'a emprisonnée sous un saladier. Tu veux venir voir ? Quelquefois les mygales rentrent dans les maisons. Il ne faut pas s'affoler. Ah bon ? Oui. Tu les pousses dehors avec un balai. Ah bon ? Oui. Elles ne sont pas forcément agressives. Il ne faut surtout pas les pousser dans un coin, car si elles se sentent acculées, alors là, elles te sautent dessus. Elles ont une bonne détente, elles peuvent sauter à 1,50 ou à 2m... Super! Je sens que je vais adorer. Tu veux venir la voir ?
J'arrive dans sa maison, en haut d'une petite pente si raide que je laisse la moto en bas. On prend le thé avec la mygale dans sa prison de verre. Elle est large comme une petite assiette, noire, orange et velue. Elle bouge vaguement, n'a pas l'air en forme, mais je ne donne pas cher de ma peau si on soulevait la cloche!

Une femme avertie en vaut deux...


J'ai ma vie de célibataire.
Je me suis enhardie maintenant que je suis là depuis quelques semaines. De temps en temps, je sors, je retrouve toujours dans les bars de la plage quelques personnes que je connais. Je bois des verres, je fume, j'écoute du jazz, de la bachata et de la salsa. Les conversations ne sont pas forcément passionnantes. Je n'en garde pas de souvenir particulier. Je me souviens à peine des gens que je croise, résidents ou touristes. Vie coloniale. Je reste une heure ou deux, je ne rentre pas trop tard, je me lève tôt en semaine. La classe demande pas mal d'énergie. 
Le vendredi et le samedi je vais danser. J'ai vite appris la bachata, chaloupée, bassin contre bassin, jambes emmêlées, et le mérengué, plus syncopé, plus rapide, plus brutal, collet serré. C'est un grand plaisir et comme je ne danse pas trop mal  pour une européenne, que j'ai du souffle, que je suis souriante et plutôt marrante, je ne manque pas de cavaliers tous plus dragueurs les uns que les autres. Trop facile. Tu claques des doigts, ça tombe comme des mouches. Je pourrais coucher avec un mec différent chaque soir. Aucun intérêt. Je m'abstiens.
Blancs et dominicains, hommes et femmes se mêlent et j'observe les manoeuvres des petits blacks qui emballent des américaines roses et potelées... Les filles sont souvent jolies et draguent le touriste ébaubi qui est là pour ça. De belle lianes dénudées, nombrils à l'air et chutes de rein qui tombent dans des micro-shorts... Dès qu'elles se fânent, dès qu'elles sont enceintes, dès qu'elles se marient, une nouvelle vague arrive...  Il y a bien sûr du tourisme sexuel. Les hommes blancs, jeunes ou vieux, moches, gros sont pour la plupart sans complexes! Certains se tortillent comme des savates. Certaines femmes ne valent pas mieux et sont complètement à contre-temps dans les bras noirs ou métisses qui tentent de les garder dans le rythme. Je suis au spectacle et j'y participe aussi. C'est assez drôle. Le corps et le sexe sont omniprésents.
J'aime aller danser dans ces boites à ciel ouvert, les pieds dans le sable, à quelques mètres de l'Atlantique tiède. La lune se reflète dans l'eau noire, on aperçoit les silhouettes des barques de pêcheurs. Je sirote une caïpirinha et je suis dans la carte postale. A 3 heures du matin, je prends ma moto et vais écouter la nuit dans ma maison aux persiennes en bois.

Je suis très copine avec Pedro, mon mécanicien. Il prend soin de ma moto et de moi. C'est un grand noir rieur qui veut absolument m'épouser (on veut souvent m'épouser!) et avec lequel je danse des mérengués d'enfer, qui se terminent en sueur. Je lui ai dit non fermement une fois et cela a suffit. On est très potes. Il doit avoir dans les trente ans  et c'est l'amant de Colette, une retraitée d'une soixantaine d'années, perpignanaise rigolote à qui on ne la fait pas. Sauf lui, qui pique dans son portefeuille, la trompe éhontément et pour lequel elle a toutes les indulgences...  Elle l'a lourdé plusieurs fois, mais il revient toujours, il lui fait l'amour, lui jure fidélité, et ça repart. C'est ma voisine, elle passe ici plus de six mois de l'année et j'aime bien aller prendre le thé chez elle, vautrée dans un grand fauteuil en bambou sur sa terrasse qui donne sur un beau jardin tropical bien entretenu. C'est une femme qui a de l'esprit, de l'expérience et de la détermination. Elle s'emmerde en France à jouer les grand-mères avec ses enfants qui la collent dans la case "mamie" et ses copines retraitées qui vont jouer au bridge le jeudi et qui font du bénévolat aux Restaus du Coeur...  Ici, elle revit, c'est une seconde jeunesse. Elle déteste la petite communauté locale qui la juge. On s'amuse beaucoup toutes les deux et elle me remonte le moral quand j'ai des rechutes...

Un soir, mon oeil est accroché par celui d'un dominicain qui est là avec un groupe masculin. C'est un grand et beau mec, aux traits fins, plutôt bien habillé. Je ne l'ai jamais vu. D'un regard, on se retrouve sur la piste de danse. C'est discrètement chaud... On danse en se regardant beaucoup, en se souriant beaucoup. Il retourne vers le groupe de messieurs en costard avec lesquels il est arrivé.
Je le retrouve quelques jours plus tard. En fait, il me cherchait. Il s'était renseigné sur moi, avait vérifié que je n'avais pas de "novio" (fiancé), savait que je travaillais à l'école, que j'avais été avec Alex. Tout se sait. On boit un verre, deux, on danse... A la fin de la soirée, je l'embarque sur ma moto. On rentre chez moi. Il baisse toutes les persiennes. Il m'enlace. La suite est prévisible. 
Téo devient mon amant. Nous poursuivrons la relation jusqu'à mon départ.

C'est un jeune expert comptable qui vient tout droit de la capitale et qui, sentant le potentiel commercial de la péninsule de Samana a ouvert un cabinet, plus simple et moins cher que dans d'autres zones touristiques. Il tient les comptes de nombreuses entreprises, hôtels... Le modèle juridique est calqué sur le modèle américain. Dans tous les cas, il est différent du nôtre et les cols blancs dominicains dénouent tous les problèmes -propriétés, "titulos", comptabilité, impôts, cartes de séjour- des étrangers.

Il est marié à une chilienne qu'il a rencontré sur internet (déjà!) et qu'il est allé chercher là-bas. Elle est enceinte. Il s'ennuie un peu dans le lit conjugal. Comme tous les dominicains, je dis bien tous (et sans doute les autres),  il a une ou des maîtresses. C'est vraiment un pays de machos et ce n'est pas prêt de changer. Il y a même là-bas des hôtels spécial adultère où l'on loue les chambres à l'heure. Il semble que cela soit très courant en Amérique Latine. Il y a la même chose en Argentine où j'ai séjourné il y a deux ans. 
Lorsqu'il vient me voir le soir, le moto-concho le laisse à quelques centaines de mètres, devant chez un "client" et il termine à pied. S'il baisse toutes les persiennes, ce n'est pas pour rendre les choses plus intimes, c'est juste parce qu'il est trèèèès prudent. Tout se sait. Nul ne doit être au courant de notre relation. Tout le monde fait tout, dans tous les sens, mais chuuuut! Moi, je m'en fous.
J'aime faire l'amour avec lui. Il est grand et assez baraqué, sensuel, attentif. Il a cette peau moirée et douce qui me transporte. Je ne suis pas amoureuse. C'est plaisant et distrayant. Quelquefois, je fais à dîner et il est enchanté de la façon dont j'accommode les cuisses de poulet... Ma cuisine est exotique. Le fait que j'adore le sucer aussi. Et que je lui offre mon cul encore plus... C'est sa première fois. Il apprend vite...
Je passe souvent le voir à son bureau. C'est une maison en dur, une case un peu améliorée, qui donne sur une venelle poussiéreuse et ordurière. Un vieux ventilateur brasse l'air, sur les étagères un peu rouillées, et par terre de nombreux cartons. Nous faisons l'amour fiévreusement sur sa chaise de bureau fatiguée ou sur sa table encombrée de dossiers.

On passe des heures à parler. Enfin, lui parle beaucoup. Son enfance, ses études, la vie ici. J'apprends et je prends tout. Je fais beaucoup de progrès en espagnol. Ca aide! C'est une source précieuse qui m'explique la vie dominicaine. Il est noir et révolté que toutes les élites du pays soient blanches, ce qui est vrai. Président de la République et ministres, magistrats, hommes d'affaires se vantent tous de leur ascendance espagnole. Ce sont des hidalgos, les 200 familles. Je le revois marchant de long en large dans le séjour, moulinant les bras, s'exclamant "Entiendes! Es un club!" (prononcer "cloub") Tu comprends, c'est un club! La peau blanche vaut tout l'or du monde dans ce pays de toutes les couleurs, où les yeux verts ou bleus des noirs, où les peaux de toutes nuances disent assez le métissage. Je crois que lui s'est attaché à moi. Il me promet un jour de m'emmener à la capitale, dans son quartier. Nous n'aurons pas le temps de le faire. Il m'accompagnera lorsqu'à mon  tour je prendrai le petit avion qui m'emportera vers Santo-Domingo, première étape de mon retour sur le sol natal... Nous échangerons quelques mails les mois suivants. Il écrira "Me haces falta". Tu me manques.

J'ai ma vie amicale.
Je me rapproche beaucoup d'Andréas et de Claudia. La finca d'Andréas est un endroit incroyable dans les lomas.
Bientôt la suite...

dimanche 15 avril 2012

Antilles (8). Le corps, début.

Vacances de la Toussaint.
Ma mère vient avec ma fille pour une semaine. Je compte les jours. Je les attend avec une impatience fébrile. Je vais les chercher à Santo Domingo.
J'éprouve une joie ineffable à retrouver ma petite.
Elle dort avec moi tandis que ma mère utilise l'autre chambre. On se câline et on papote des heures entières. Je la respire, je la regarde vivre et dormir.
Elle m'a apporté un message de son père. Je m'éloigne pour ouvrir le paquet. Glissé dans une petite bouteille de rhum, il a simplement écrit  : "Je t'aime. Reviens moi". Je suis bouleversée. Je pleure toutes les larmes de mon corps. Bouteille à la mer...
Je parle beaucoup avec ma mère qui est formidable, qui ne m'enjoint rien, qui m'écoute, qui comprend, qui me dit de prendre mon temps.
Nous passons une semaine de rêve. Entre pluie et soleil, balades en moto, en quad, visite d'une plantation de cacao et baignades... Poissons frais pêchés, grillés sur un barbecue de fortune dans un petit boui-boui abrité par une bâche en plastique bleue sur une immense plage déserte, tables bancales posées sur le sable et cannettes de soda tiède... Ce jeune dominicain qui monte à mains nues le long d'un cocotier, en redescend des noix fraîches qu'il décapite à la machette pour nous donner à boire le lait de coco. Je me souviens de l'inextinguible fou-rire d'un vieux dominicain édenté, qui fume son cigarillo tranquillement assis dans son rocking-chair devant sa case et qui s'exclame, voyant ma mère juchée sur le quad qui passe à vive allure : "Mira! Mira! Una abuela!" (Regarde! Une grand'mère!"). Il était mort de rire et nous, on en rigole encore!
Ma mère retrouve avec bonheur ses sensations antillaises. 
Elles font connaissance avec le directeur de l'école et quelques unes de mes collègues, avec Claudia aussi, je leur montre ma classe, on va faire des courses Calle Principal... 
Le jour de leur départ, ma fille a rendez-vous avec une jeune fille dominicaine qui parcourt les plages en proposant de natter les cheveux des touristes. Assise au soleil dans le jardin de ma maison, je la regarde se faire coiffer avec dextérité. Elle repartira bronzée, ravissante, avec plein de nattes tenues par des petits élastiques de toutes les couleurs.
J'ai écrit mon journal de bord et une longue lettre que je lui demande de donner à son père, petite factrice des errements des adultes.
Je les conduis à l'aérodrome de Portillo, d'où elles s'envolent avec le petit coucou de 10 places qui rallie en une demie-heure l'aéroport international de Santo Domingo.
"Tu rentres quand à la maison maman?" "A Noël, chaton, je rentre à Noël. Ca fait dans pas longtemps". On s'efforce d'être gaies.
Elles s'envolent. J'ai le coeur tordu.

Ce soir-là, je vais chez Eddie.

Eddie est français. C'est un sacré bourlingueur de la Caraïbe. Il a du faire toutes les îles, qu'elles soient francophone, anglophones ou hispaniques... Parti jeune de France, il a fait tous les métiers de la nuit, tous les bars, toutes les boites, toutes les filles, toutes les bringues... Inconditionnel fêtard, vieux flibustier, connu comme le loup blanc, il s'est posé ici et a ouvert un restau, une bonne adresse, bambou et toit de palmes, où touristes et résidents se côtoient jusque tard. Il va souvent finir la nuit dans un des bars musicaux de la plage.
Il est en couple avec Mercedes,("Mercé") une dominicaine adorable que j'ai rencontré lors de mon premier séjour. Nous nous aimons bien toutes les deux. C'est une amie de la famille d'Alex, elle m'a raconté le garçon, qui n'en est pas à son coup d'essai, et n'a pas arrêté de me dire que "no vale la penna!"(il n'en vaut pas la peine). Elle travaille dans une boutique de vêtements pour touristes et a un fils qu'elle élève seule avec sa mère. On se voit souvent. Elle parle espagnol à une allure de mitraillette et je la supplie d'aller doucement, c'est un jeu entre nous. Elle ar-ti-cu-le... Elle me dit les potins du village, qui couche avec qui, français, dominicains, touristes... Je suis la confidente de ses explosives peines de coeur avec Eddie, dragueur impénitent... Ils s'adorent, se détestent, ont de mémorables disputes hurlantes qui se terminent au lit... Se prennent, se jettent, se reprennent... Elle voudrait qu'il l'épouse.

C'est plein comme un samedi. Je suis seule, je m'installe au bar. Je ne dis pas grand'chose. Nous sommes venues toutes les trois manger là un soir de la semaine. Il sait. Il comprend. Il en a vu d'autres, sous les cieux tropicaux... "Qu'est-ce que je te sers?".  Il me nourrit et remplit mon verre dès qu'il est vide. Il y a de la musique, du rock et Louise Attaque, "J't'emmène au vent"...
Il se fait tard. Le restau se vide. Mercé est partie se coucher. Un ami d'Eddie arrive pour boire un verre. Christian vit ici et fait commerce de glaces artisanales aux parfums de fruits du cru.  On s'est déjà croisé. Il s'installe à côté de moi, on se regarde, on parle du pays dans lequel nous sommes, il a épousé une dominicaine et a deux petites filles. C'est un joli brun assez sympa et spirituel. On flirte légèrement.

On est tous les trois au bar, l'ambiance est cool, un peu plus que neutre, un peu plus qu'amicale, un peu trouble...

Reste une table, un groupe de quatre ou cinq mecs dont je connais certains de vue, et une nana, une jolie blonde très mince, que je n'ai jamais aperçu. Je ne leur prête aucune attention.
Soudain, sur un blues lancinant, la fille se lève et commence un strip-tease. Je n'ai rien vu venir. La tension monte d'un cran... Elle ondule, se déhanche, fait tomber son jean à ses pieds. Elle s'empare d'une chaise, écarte les jambes, se met à califourchon, se caresse, ses mains passent de ses épaules à ses seins, ses hanches... Elle se tourne et nous montre un assez joli cul souligné par son string blanc. Elle monte sur la table, elle danse. Les hommes silencieux jusque là s'exclament, l'encouragent...  Mes deux acolytes accoudés au bar font des commentaires tranquilles, je suis sciée de la tournure que prennent les évènements. Elle enlève son t-shirt et découvre des petits seins un peu plats. Je constate à voix haute que les miens sont bien mieux... "Vas-y! Montre-nous !" me glisse Eddie. J'ai très chaud tout d'un coup. La danse lascive de la demoiselle continue quelques instants. Je me demande si elle va tout enlever... Mais non. Elle garde son string. Je ne bouge pas de mon tabouret, je n'oserai jamais... Je me laisse bercer. Le spectacle m'excite. Christian se rapproche imperceptiblement. Aussi soudainement qu'elle a commencé, la demoiselle dans une sorte de ressaisissement, s'arrête, ramasse ses affaires, se rhabille... J'en conçois une sorte de regret éthylique... Petite joueuse va ! me dis-je in petto. 
Le groupe alcoolisé s'en va bruyamment au milieu des plaisanteries et des exclamations de regret. Je ne dis rien. Eddie se lève et va baisser le rideau de fer. "On ferme!" s'exclame-t-il.

Je n'ai pas bougé. Je suis seule avec ces deux hommes et Muddy Waters. Eddie s'approche de moi, m'enlace, me donne un long baiser... La tête me tourne. J'ai des papillons dans le ventre. Je suis toujours assise sur mon tabouret de bar et je sens le souffle chaud et la bouche de Christian qui effleure mon cou... Ses mains remontent sous mon débardeur et s'emparent de mes seins. Je suis soulevée de mon siège et me retrouve debout, entre ces deux grands mecs dont je sens les sexes durs sur mon ventre et sur mes fesses. Je n'ai jamais fait l'amour avec deux hommes... Ma bouche va de l'un à l'autre, nos mains courent, nos t-shirt, par miracle tombent à terre... Ils me hissent sur une table, m'enlèvent mon jean... je suis nue. La bouche de l'un happe mon sexe tandis que l'autre m'embrasse goulûment...je suis trempée de sueur, de désir...
La musique s'arrête et je n'entends plus que nos bruits, nos soupirs, nos halètements...

Je ne sais plus comment je me réveille à 6h du matin dans le lit d'Eddie qui s'est endormi. Je sais seulement la force de ma jouissance entre ces deux-là, dans une nuit où toutes mes inhibitions se sont envolées, à bout de pleurs, d'alcool, de fatigue, de chaleur... La puissance de mon orgasme me surprend  encore tandis qu'Eddie ouvre un oeil vague et me regarde avec un sourire assez tendre et un tantinet admiratif  "Ben toi alors...".

Il est 7 heures. Je sors dans les rues encore calmes de ce dimanche matin. Je suis à pied, ma moto est resté sagement chez moi. La veille j'étais allé à l'aérodrome en taxi et j'étais rentré en ville en moto-concho.
Un antique pick-up rouillé s'arrête à ma hauteur. "Hola mi amor!" (là-bas, tout le monde s'appelle "mi amor", les amis, les commerçants... c'est un peu l'équivalent du "love" des anglais, du "ma belle" des marchés provençaux... ). C'est Ernesto, un vieux dominicain qui tient un restau de plage où l'on mange les meilleures langoustes du coin. "Que haces aqui, sola ? Donde estan tu mama y tu hija?". Elles sont parties Ernesto, elles sont parties. Je m'effondre en larmes. "Monte, tu vas pas rentrer à pied toute seule. Je t'emmène". Quand il me dépose chez moi, il a ce geste doux et amical de me prendre la main, sans rien dire, jusqu'à ce que je me calme. "Va dormir. Tu verras. Les choses prendront leur place". Il plaisante gentiment : "Si j'avais vingt ans de moins, je t'épouserais! Tu es belle tu sais".

J'ai toujours eu de la chance.


vendredi 13 avril 2012

Antilles (7). Le corps, le coeur et la tête, alouette.

Résumé : Au bout du compte, notre héroïne est donc partie vers son destin...

Heureusement que mon emploi du temps est dense. Au début, au chaud dans la famille qui m'accueille, j'évite de penser. J'ai souvent ma fille et mes parents au téléphone. Avec elle, je suis enjouée, lui raconte mille anecdotes, je la fais rire, elle me raconte le collège, les profs, le chat, les copines... Eux connaissent les Antilles, s'inquiètent pour le tremblement de terre, le cyclone, les pluies, s'inquiètent pour moi. Je les rassure. Ca va. Tout va bien.
Aucun contact avec G. qui, s'il décroche, me passe immédiatement notre fille. Normal, mais je le prends dans la gueule. Personne n'est parfait.

Je n'ai pas d'ordinateur portable. C'est à l'époque un objet  encore un peu "luxueux". Je vais au cyber-café, j'écris à tout le monde, ma mère se met aux mails. C'est assez drôle, elle si pointilleuse sur l'orthographe, fait plein de fautes... Ca m'attendrit.
J'ai un petit appareil radio-CD. Je ne capte que les radios locales. C'est affreusement lassant. Bachata/mérengué/raggaeton/pubs hurlantes, alternent (toujours les mêmes) sur un rythme diabolique... J'ai 5 ou 6 CD et j'écoute Manu Chao, Bashung, Tom Waits et Bach en boucle. Pas de cinéma, pas de télé. Je lis des polars urbains. C'est complètement décalé.

Les journées passent vite. La nuit tropicale tombe tôt. Les soirées sont longues.

Les gens ici vivent comme partout ailleurs. Ils ont leurs familles, leurs amis, leurs habitudes...
Le samedi, la ville vit, mais le dimanche est très tranquille dans la communauté.

Le mal me cueille par surprise. 
Je me souviens de ce dimanche, je suis là depuis deux ou trois semaines. Pas plus.
La douleur, le manque me plient en deux. J'ai mal, physiquement.
Je me suis littéralement arrachée. Arrachée à moi-même. A ma fille, à mon mari qui s'éloigne inéluctablement, à mes amis, à ma vie... L'expression "les miens" devient palpable.
Je ne sais plus ce que je fais là. Je ne sais plus pourquoi je suis ici, ce que je suis venue chercher. Je ne sais plus rien. Le manque de ma fille est le plus cruel.
Je suis à la plage, dans un paysage idyllique, l'eau est tiède, le bruit du vent dans les branches des cocotiers est soyeux et c'est très violent.
Je suis seule, désespérément seule. Tristes tropiques.

Je croise ce jour là le couple de français qui tiennent la laverie. Je les ai rencontrés lors de mon précédent séjour et les ai revus lorsqu'ils sont passé en France pendant l'été. Ils voient que je vais très mal. Ils m'invitent chez eux, m'expliquent comment ils sont arrivés ici. Ce sont des gens modestes, de Saint-Etienne, rêveurs d'une vie meilleure, qui ont investi un héritage dans ce petit commerce qui prospère tranquillement, grâce à un vrai labeur et à la clientèle des hôtels qu'ils ont gagnée. Ils m'écoutent. Je raconte. Je pleure. Ils m'expliquent que c'est normal, que les iles sont difficiles, que je dois laisser passer un peu de temps, puisque je suis venue ici pour vérifier, pour voir... Ils sont simples et amicaux. Ils ne le savent sans doute pas, mais je leur ai une reconnaissance éternelle de m'avoir ramenée dans le monde des vivants...

Petit à petit j'émerge. Mes pensées arrêtent de tourner sans fin, ou plutôt non, elles tournent tout autant, mais en spirale plutôt qu'en rond... J'ai de gros accès de blues, des crises aigües de solitude, mais je ne me laisse plus avoir par les dimanches. Anticiper sur la douleur, toujours. Je pense à Pascal. "La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement"... Se distraire du gouffre des angoisses de la qualité d'homme, roseau pensant. Je vais faire diversion...Et je sais très bien au fond qu'il suffit que je le décide pour qu'une empreinte de carte bleue me ramène chez moi. Je ne suis pas prisonnière. L'est-on jamais ?

J'explore mon nouveau territoire. Je n'ai plus peur d'enfourcher ma moto pour aller me balader sur les pistes poussiéreuses ou boueuses, c'est selon. La transformation de poussière en boue et vice-versa est surprenante.
La vue en haut des lomas est à couper le souffle. Je découvre les mêmes plages que Christophe Colomb. J'imagine les marins de la Santa-Maria et de la Pinta quand ils sont arrivés là...
Je discute avec les Haïtiens qui parlent tous français. Ils s'appellent Fleurimond, Metellus, Liline, Charlette... Ils ont de l'humour, sont jardiniers, bonnes à tout faire, font de l'art naïf ... J'achète une petite toile pour quelques pesos. Sur un fond jaune, une ronde de femmes bleues danse. Je l'ai toujours.

Je décide d'apprendre l'espagnol. Je suis très surprise que la plupart des résidents que je croise parlent peu et mal un espagnol de cuisine. Quelques mots, le nom des fruits et légumes, donner quelques ordres, échanges minimaux. Je veux apprendre, je veux comprendre. Ca fait partie de mon projet. Ce sera aussi  une découverte amicale qui va m'ouvrir des portes.

Claudia est allemande. Elle a 38 ans, elle vit ici depuis dix ans environ. C'est une jolie brune mince aux yeux noirs, assez méditerranéenne, très cool. Elle parle 4 langues couramment, allemand, anglais, français et espagnol. Elle a monté sa petite école de langues pour les touristes et les résidents de toutes nationalités. Son enseignement est un enchantement. Je la vois trois fois par semaines, je progresse vite. "Estas mi mejor alumna "me dit-elle, tu es ma meilleure élève. Je n'ai pas beaucoup de mérite. Les classes prépa m'ont appris à apprendre et je me jette sur mes cours avidement dès que je rentre chez moi. Je parle espagnol dès que je peux. J'achète les journaux. Claudia me prête un livre "Antes que anochezca" (Avant la Nuit) du cubain Reinaldo Arenas. Je découvre tout, cet auteur, son enfance à Cuba...  C'est magnifique. Je lis une ou deux pages par jour, en prenant des notes, en devinant, en me rappelant les conseils de mes profs quand j'ai passé l'agrèg... Je n'ai pas de dictionnaire digne de ce nom...  J'adore cette appropriation lente, cette recherche, ces tâtonnements. Je la fais beaucoup rire quand elle comprend que j'ai traduit "neblina" (brume) par neige. Comment veux-tu qu'il y ait de la neige à Cuba ? J'ai pourtant visualisé la scène...

Assez vite, nous sympathisons. Elle m'invite chez elle. Elle vit seule avec la petite fille de cinq ans qu'elle a eu d'un dominicain qui s'est tiré. C'est très courant. Beaucoup d'européennes (et encore plus de dominicaines!) élèvent seules leurs enfants. J'ai horreur des généralités, mais je crois bien que c'est un trait commun à la Caraïbe. Les hommes sont volages et n'assument guère leurs responsabilités. Ce sont les femmes qui font tourner la boutique... Les rapports hommes/femmes sont complexes. Et homme de couleur/femme blanche européenne, just don't mention it!
Claudia vit à quelques kilomètres du bourg, à flanc de loma, dans la forêt, dans une maison dominicaine traditionnelle en bois, una casa de madera. C'est la maison de Blanche-Neige, sans les nains, et avec des hibiscus. Une sorte d'idéal de paix et de retour à la nature au bord d'une petite rivière. Elle a acheté un "tarea" de terrain. C'est la mesure traditionnelle, ça fait 600 m2. C'est spartiate. Elle recueille l'eau de pluie dans une citerne, elle n'a pas l'électricité. Chez elle c'est très petit, très joli, très simple, sa petite dort dans un hamac... Elle vient de Hambourg...  J'adore aller prendre mes leçons chez elle.
Elle va me présenter à Andreas, un autre allemand, polyglotte lui aussi, un type étonnant. Né au Mexique, ses parents diplomates l'ont trainé dans tout le continent américain, du nord au sud. Diplômé en entomologie d'une université allemande, il est venu en Rep Dom faire de la recherche pour le compte du ministère de l'agriculture dominicain. Un jour, il m'expliquera le parcours des insectes à travers la planète.
Il s'est établi ici. Il a acheté une "finca", une propriété agricole dans les lomas. Il passe la semaine à la capitale et revient à Las Terrenas les week-ends.
L'un comme l'autre sont très différents des français que j'ai rencontré. Ils ne sont pas résidents de passage, venus couler une oisiveté heureuse ou venus travailler pour se faire de la thune et vivre mieux qu'en France (je caricature un peu, mais c'est ce que j'ai ressenti...).
Tous deux, quoique non dominicains, font partie du pays. C'est vraiment leur lieu d'élection, d'adoption.
Affaire à suivre...

J'ai croisé Alex à de nombreuses reprises. Il est très amical avec moi.
Il est conseillé de ne pas garder dans les maisons les choses importantes : passeport, argent, bijoux, carte bleue, billets d'avion. On rentre comme dans un moulin dans ces maisons qu'on ne peut pas fermer, même dans les quartiers chics où il y a des "watchiman", ("watch-man" en anglais,), des gardes parfois armés. Je met donc mes petits trésors dans un coffre de son office de change qu'il a la bonne grâce de ne pas me faire payer. Au tout début du séjour, il passe au studio pour mettre en route mon téléphone portable dominicain, dont je ne me dépêtre pas. Cet après-midi là, on a refait l'amour. Ce fut la dernière fois. Je n'aurais pas dû. Ca lui donne un petit air goguenard de supériorité... Il pense fermement que je suis là pour lui. Je me sens stupide. Tant pis. J'en avais envie, j'en avais besoin... 
L'éloignement courtois est la seule chose envisageable. Je le recroiserai souvent. Il me donnera des coups de main, je serai invitée dans sa famille qui sait qu'il était chez moi à Paris. Drôle d'histoire...
Et puis un jour, je suis là depuis deux mois. Encouragée par nos bonnes relations, je lui reparle de l'argent du billet d'avion qu'il me doit. 1000€. Une grosse somme à l'époque là-bas. Le ton monte très vite. Il considère qu'il ne me doit rien. Qu'il m'a rendu service, qu'il m'a accueilli (!) et qui tu es à part une sale étrangère qui vient se taper du dominicain ? Il m'apparait dans toute sa dureté, dans toute sa rudesse, dans toute sa mauvaise foi. Je parle un peu espagnol maintenant et connait quelques mots d'argot d'ici.  Je dégaine l'arme fatale. Je le traite de "sanky-panky", insulte dominicaine suprême pour ces mecs aussi fiers et aussi cons que leurs coqs. Ca veut dire gigolo. Type qui vit aux crochets des femmes blanches. Loque humaine quoi. Il devient gris, ses yeux rétrécissent. Il prend son élan, lève la main, je dévie son coup de justesse, heureusement la scène a lieu en ville. On nous regarde. Je suis blême de colère. Je tremble de tous mes membres. J'ai les tempes et le coeur affolés, l'estomac qui plonge, mais je suis prête à me battre. Envie phénoménale de lui envoyer un coup de pied dans les couilles, de planter mes doigts dans ses yeux... De lui faire vraiment mal. Arrêt sur image.
J'ai perdu 1000€. C'est moins cher qu'une psychanalyse, et ça m'a fait un bien fou de lui dire son fait à ce morveux... Le lendemain, je passe à son officine dont je retire (dignement) mes affaires pour aller ouvrir un coffre chez le concurrent... Game Over. 

Bon... On a passé en revue un peu le coeur, un peu la tête... Il en manque là! Des promesses, toujours des promesses... Il est où le corps ? Bon allez. Je vous en met un peu dans le prochain épisode...  

jeudi 12 avril 2012

Antilles (6). Le départ.

Le début de l'histoire est ici, elle se poursuit , et puis , et puis dans cette note  et enfin dans mon post précédent.
Fin août 2003. Marseille.
Le directeur de l'école française de Las Terrenas à qui j'avais opportunément laissé mes coordonnées et un CV,  m'envoie un mail. C'est un ami proche de l'amie que j'étais allé retrouver et nous avions sympathisé. Il ignore tout de mon été tumultueux. Il a une défection, il a besoin d'une instit pour la rentrée dans quelques jours. Je suis très diplômée, beaucoup plus que beaucoup des enseignants de l'école. Le salaire est de 15000 pesos par mois, l'équivalent de 400 ou 500 euros, un salaire de classe moyenne là-bas. Les cours sont du lundi au vendredi. Le  voyage est à ma charge. Il me garde la place. Réponse urgente.

Je réfléchis à peine. La cohabitation m'est redevenue insupportable. Marseille est insupportable. La vie ici est insupportable. La tentation est trop forte. Je pars. Je pars seule. Je ne suis pas amoureuse, je ne vais pas rejoindre quelqu'un.
J'ai vite compris, même si ce n'est pas si simple sur le moment - mon égo en a pris un coup, mon orgueil a été bafoué, ma confiance aussi, je me suis faite avoir dans les grandes largeurs - que ma flamboyante passion pour Alex était  une sorte de façon d'exprimer mon désir de départ. On a souvent besoin d'un prétexte pour partir. C'était lui mon prétexte. Je me suis faite avoir parce que j'y étais prête. Il n'y a pas de bon et de méchant dans l'histoire. Juste un type un peu salaud et profiteur, mais pas entièrement mauvais (quoique nous finirons par presque nous battre!) et une nana qui cherche elle ne sait pas quoi. 
Cette fois, je pars pour moi. Je pars parce que j'ai besoin d'aller au bout de mon histoire avec les Iles. J'ai besoin d'aller au bout de cette histoire avec moi-même. 
Dans son commentaire sur ma note "Antilles 3. J'allume la mèche" , Chut a écrit :
"Je crois vraiment à ces rencontres qui, un jour et sans crier gare, font basculer notre vie. Pas forcément dans une histoire d'amour, davantage dans une histoire avec soi-même, même si on n'avait pas vraiment conscience de se chercher ni de vouloir donner un sens nouveau (ou tout simplement du sens...) à notre trajectoire." 
C'est quelque chose de cet ordre là. Il faut que j'y aille. J'ai le sentiment de prendre tous les risques, le premier étant de foutre ma famille en l'air. Mais si je dois rester, je veux le faire sans regret. Je laisse derrière moi un époux abasourdi, des proches dubitatifs, une petite fille qui fait sa rentrée en sixième, mais je n'ai pas peur. Je sais qu'elle va bien et que mon amour pour elle est indéfectible. Je ne suis pas une mauvaise mère. Je sais qu'un jour elle comprendra. Et son père est là, solide et aimant. Ma mère est là, solide et aimante. Je sais aussi que je reviendrai, au moins pour elle. Ou qu'elle viendra me rejoindre. Je sais et je ne sais pas. Je revois notre rue, G. mettant mon lourd bagage dans le taxi qui me conduit vers l'aéroport. Je pars à la poursuite de mon rêve.

J'arrive là-bas. Je n'ai pas le temps de faire ouf! La réalité me rattrape. Je passe quelques jours dans la villa du directeur de l'école qui me prête sa chambre d'amis. Il est là en famille, avec sa femme qui s'ennuie, et reproduit une sorte de Desperate Housewife sous les Tropiques, et sa fille ado. C'est joli, confortable, il y a une piscine. Une des premières nuits, nous sommes tous réveillés par un tremblement de terre. L'eau de la piscine tangue. Cela me rappelle les secousses sismiques de mon enfance en Guadeloupe. Un jour, petite fille, j'avais été réveillée par la lampe de chevet qui m'était tombée sur la tête...
C'est la saison des cyclones. Nous en guettons un, très violent, qui a pris son élan dans le Golfe du Mexique, qui a effleuré Cuba, qui touche Saint-Domingue, mais c'est surtout Haïti qui prend. Comme d'habitude, terre maudite. Les pluies sont diluviennes. Les touristes sont rares, restés à l'abri en Europe. La ville reprend son rythme ordinaire. La saison touristique recommencera à Noël.
L'école ouvre ses portes. Je fais connaissance de mes collègues. Accueil cordial. Je fais connaissance de mes élèves. Ils sont six en CE2, il ont 8 ans,  français ou franco-dominicains. Quelques semaines plus tard, un enfant suisse-dominicain de langue allemande, un grand costaud de 10 ans, un peu paumé, un peu violent, viendra nous rejoindre. Le niveau est faible et les cours du CNED que nous suivons, auquel nous envoyons les devoirs, sont difficiles. Les enfants sont turbulents, petits iliens bronzés et insouciants. J'ai gardé mes cahiers de notes, mes réflexions pédagogiques... Je fais la classe de 8 h à 13 h 30  dans une case recouverte d'un toit de palmes. Les poules divaguent dans la cour et quelquefois un cochon fait son apparition...
Je me lève tôt, travaille beaucoup pour mes cours, je mène la vie d'une travailleuse ordinaire bien loin des vacances de rêve... Le matériel pédagogique est rare et il faut un peu tout inventer. Peu de livres. La photocopieuse marche à fond. C'est la panique quand elle tombe en panne ce qui arrive souvent. Il faut toujours anticiper.
Il pleut des trombes. 
Je m'adapte. Je fais mes courses, me fais à manger... Au début, je ne sais pas bien quoi acheter, puis je m'y fais. Je me souviens avoir mangé beaucoup d'oeufs...
Les 15 premiers jours, je ne vais même pas à la plage, tant le temps file.
Il faut que je trouve un logement. Sur les conseils de mes hôtes, j'opte pour un studio meublé (de toutes façons, là-bas, tout est meublé) dans un "condo"  fermé et sécurisé peuplé de "résidents", comme s'appellent les européens qui vivent là à l'année. C'est en centre ville, derrière la Calle Principal. C'est bruyant. Très vite, cette vie en vase clos m'ennuie et je trouve une maison de trois pièces meublées dans un petit jardin au bout de la plage. On m'avertit. Ne vis pas seule. C'est dangereux! Mais je veux vivre tranquille, à mon rythme, sans le regard des voisins de cette résidence qui tombe un peu en ruine, dans ce studio un peu minable, dont le seul avantage est la piscine dans laquelle je plonge le matin à 7 H et l'après-midi en revenant des cours. Je déménage. Je ne l'ai pas regretté.
Ma nouvelle maison me plait .Elle est meublée sommairement, mais simplement, les murs sont blancs. Je recouvre une vilaine petite fresque vert pomme dans la cuisine avec un panneau de photos de ma fille. La première nuit, j'entends tous les bruits, la pluie, le chant des crapauds-buffle, les milliers d'insectes, au petit matin des dizaines d'oiseaux stridulants me réveillent... La nuit tropicale est envahissante.
La luz. Tout là-bas est question de luz. La luz (l'électricité) apparait, disparait... No hay luz... On va attendre...
Cette première nuit, j'allume la luz et horreur, m'aperçoit que ma chambre est envahie de cucarachas, énormes cafards noirs... Il y en partout qui s'enfuient sous le lit, qui envahissent l'évier, qui, affolés, grimpent dans le lit... première nuit de bagarre. Je demande conseil. Je finirai par me débarrasser de ces sales bestioles, mais la vigilance est quotidienne! 
Les vêtements que j'ai soigneusement rangé en piles polies dans le placard sont humides. Tout le temps humides. Mes t-shirts noirs ont un discret liseré de moisissure. J'apprendrai à tout pendre sur des cintres, plutôt que faire des piles. A étaler slips et soutien-gorge sur les étagères, de sorte qu'ils soient toujours au contact de l'air...
Il n'y a jamais de vitres aux fenêtres. Pas besoin. De simples claustras, qu'on ouvre ou qu'on abaisse avec un mécanisme de bois, en fonction du degré d'intimité ou de luminosité que l'on veut dans la pièce.
Ma maison, comme toutes les maisons, est surélevée sur de petits pilotis d'environ un mètre qui lui évite d'avoir les pieds dans l'eau à la saison des pluies et on accède à la véranda, la galerie, par trois marches.
J'aime mon jardin tropical aux herbes trop hautes.  
Je m'achète une moto. C'est indispensable. La ville est étendue, l'école est à deux kilomètres et on ne peut pas dépendre en permanence des moto-conchos. Elle est assez nerveuse, cette petite bécane de 100 cm3, elle est lourde et je n'ai pas l'habitude. Au début, je me casse la gueule dans la boue. Mais vite j'apprends et suis heureuse de mon indépendance. Pas d'anti-vol, pas de casque. Il suffit d'enlever la clé. Tout le monde sait quoi est à qui. J'apprends à trimballer mes courses, mon linge quand je l'apporte à la laverie... Le directeur de l'école a la gentillesse de m'apporter mes bouteilles de butane en voiture. Mais les dominicains ne sont pas si chochotte. Ca se transporte très bien en mobylette!
Et le corps, et le coeur et la tête alouette ?

mercredi 11 avril 2012

Antilles (5). Le crash.

Je rentre en France. J'arrive chez moi, fatiguée, jet lag, déprimée. J'ai beaucoup pleuré dans l'avion qui m'emmène loin de mon rêve. Ma famille m'accueille. Joie de retrouver ma petite, en pleine forme. Elle est en CM2 et a la grâce et la joie de vivre de ses dix ans. Cadeaux, photos, souvenirs à la ronde...
Quelques jours tranquilles, week-end de Pâques, balade aux calanques, baignade dans l'eau froide...
Eau froide.
Très vite mon mari s'aperçoit que "quelque chose ne va pas". Brutalement, je déballe tout. J'ai rencontré quelqu'un. C'est fini. Notre couple est un fantôme. On ne se touche plus. Tu m'étouffes. Tu ne me vois plus. Tous mes reproches remontent en vrac à la surface, très vite. Avec la mauvaise foi d'une femme amoureuse, avec la hargne de silences longtemps contenus. A cause de toi, j'ai retenu ma carrière, j'ai loupé des opportunités. Tu es un pantouflard. Tu ne veux jamais bouger. Pourquoi n'est-on pas parti à l'étranger vivre quelques années ? Nous en avions l'opportunité. Et puis surtout, surtout, t'ai-je jamais aimé ?
Eau glacée.
Violence des échanges. Je l'humilie, je le bafoue. Il n'est pas en reste. On boit, on fume des pèts, on pleure, et... on baise. On baise comme jamais, comme si notre vie en dépendait. La tension est telle que les corps parlent un nouveau langage.  Nous n'avons jamais aussi bien fait l'amour, nous n'avons jamais été plus proches de nos vérités, nous n'avons jamais eu nos propres vies entre nos mains... Trop tard.

Pendant ce temps-là, j'ai Alex tous les jours au téléphone. En dépit du décalage horaire, on parle des heures et on fait l'amour. Je l'entends jouir à des milliers de kilomètres. J'ai des orgasmes explosifs dans la chambre d'amis que je squatte à minuit. Il veut venir en France. Il n'est jamais venu en Europe. C'est son rêve. Nous en avions parlé là-bas. Il veut voir Paris et la France.  Je fais des pieds et des mains pour lui avoir un visa - dure épreuve dans notre pays des Droits de l'Homme, faire la queue à l'aube à la préfecture, en compagnie de tous les étrangers qui attendent leur précieux sésame, se porter garant, jurer devant Dieu et la République qu'il rentrera à la date fixée, visa touristique- j'avance l'argent pour son billet d'avion, aller ET retour... Il promet de me rembourser.  J'ai 600 € de note téléphonique...

Je suis à fleur de peau, j'ai une fièvre permanente, je ne dors plus, je maigris à vue d'oeil. 
Un jour, aux Calanques, il fait un temps merveilleux, la Méditerranée est sublime, on se dit qu'on va aller voir un avocat pour le divorce. Au mois de mai,  le lendemain de son anniversaire que je ne lui ai pas souhaité, il m'a envoyé un mail déchirant, il m'aime, et parce qu'il m'aime, il me regarde partir et me souhaite bonne chance... Je pleure encore, je pleure tout le temps, mais je pars... Je pars vers cet ailleurs, vers cet autre, vers cet étrange étranger qui m'attirent comme la limaille un aimant.

Août 2003. Je suis à Roissy. J'attends Alex. Je le vois arriver, petit et comme  frêle au milieu du flot des passagers, avec sa grosse valise. Drôle d'instant.
Je m'en étais fait une joie indicible et très vite, tout semble aller de travers. Il est tendu, humeurs changeantes.
C'est LA canicule. Les vieux tombent comme des mouches. Le goudron fond. Paris est intenable, vidé de ses habitants partis chercher un semblant de fraîcheur à la mer ou à la campagne. Il ne reste que des touristes égarés et hagards. J'ai les clés d'un petit appartement que l'on m'a prêté. Avant de sortir, je prend des douches froides toute habillée et mes vêtements, aussi légers soient-ils, sèchent en une demie-heure et sont insupportables. On ne peut pas sortir en pleine journée, il fait trop chaud. Lui, l'oiseau des Tropiques,  ne comprend rien à cette chaleur infernale. Il n'y a pas la clim ? Il est en terrain inconnu, il ne parle pas français, il dépend de moi et son orgueil en prend un rude coup. Il a pris soin de prendre contact avec des potes dominicains émigrés ici, dont un qui a épousé une française et qui vit à Vincennes. Débarquent dans notre refuge des types bruyants et mal élevés, ils tapent le carton, réclament de la bière... Il me traite comme une épouse dominicaine, me baise souvent mais distraitement. J'ouvre les cuisses... Mais qu'est-ce que je fous là ? On va dans une boite antillaise avec ses potes et je passe une soirée épouvantable. Il drague d'autres nanas et quand je danse avec un mec, il me fait une scène. Mais c'est quoi, cette cour de récré ? Mais où est Alex ? Le séduisant, rieur, léger et sexy dominicain ? Ce type que j'ai repeint aux couleurs de l'intelligence et de la sensibilité. Qui est-il ? Un rustre et un macho, manipulateur et jaloux... ?
Un soir autour de la petite table ronde, enfin nous parlons. J'apprends qu'il s'est servi de moi pour venir en France dans l'espoir de revoir son amoureuse française qui l'a quitté il y a un an (dont il m'avait parlé, appelons la Isabelle), il l'aime toujours, il m'aime aussi, et il a d'ailleurs rendez-vous avec elle le lendemain. Je bois du rhum de saisissement, un verre, deux verres, trois verres,  je m'effondre. Il pleure aussi. Mélange de sincérité, de veulerie, de drame... Un mauvais feuilleton ... On finit au lit, c'est toujours ça de pris.
Le lendemain, son ancienne amoureuse le lourde manu militari, elle a accepté de le revoir, et c'est son propre frère qui le met dehors. Que lui a-t-il fait pour qu'elle le rejette à ce point ? La même chose qu'à moi sans doute.  Il revient, me raconte ses déboires, me dit qu'il m'aime... Je comprends aussi que pendant qu'il me jurait son amour au téléphone, il a eu quelques petites camarades de jeu, une mignonne dominicaine et quelques étrangères...  Le beurre, l'argent du beurre, le cul de la crémière...
Non. Tout mon être dit non. Je m'en vais. Ma survie est à ce prix. Démerde toi, va à Vincennes chez Pedro, chez qui tu veux, et SURTOUT rentre chez toi! Il fait tout, plaintes, serments, menaces pour me retenir... Je le revois pleurant sur le quai de la gare de Lyon tandis que la porte de mon TGV se referme...
Je suis anéantie... Une petite semaine aura suffit.

Je ne rentre pas chez moi. J'en suis incapable. J'ai téléphoné, survie. Je suis accueillie dans le Var dans une maison dans les vignes. J'arrive en miettes. Ces amis me recueillent. Je parle, je parle, je pleure, je ne sais plus, je ne sais pas, je suis perdue. Ils m'écoutent, m'accompagnent, ne me jugent pas, me laissent aller et revenir, me tiennent la main sous la lune, me caressent les cheveux, m'apaisent. Ketty est là. Je marche longtemps avec elle dans les vignes silencieuses et dans le petit bois de chênes lièges. Une nuit, je me baigne nue dans la piscine et dans l'eau, je fais brièvement l'amour avec un italien de passage. Ce sera lui notre amant commun, dont nous rirons ensemble...
J'ai beaucoup de chance. Après une dizaine de jours, je vais presque bien. Je remonte à Paris avec une amie dans sa vieille R5. On écoute les Doors et Janis Joplin à fond sur l'autoroute de nuit. L'impression d'être dans un road movie. Elle me laisse à l'aube Porte d'Italie.
Je veux revoir Alex et je veux surtout m'assurer qu'il va prendre son avion de retour. Je l'appelle. Rendez-vous sur une terrasse à la Bastille. On retombe dans les bras l'un de l'autre. On fait l'amour. Nos corps qui se parlent si bien se retrouvent. C'est délicieux. Il croit triompher. Tu ne peux pas te passer de moi hein ? Ben si mon pote. Je le met à son avion. Me reste à rentrer chez moi et à savoir vraiment ce que je veux faire. 3 heures de TGV ne seront pas de trop. Parce que je crois bien qu'au fond de moi, j'ai envie de repartir...

mardi 10 avril 2012

Antilles (4). Combat de coqs.

En vérifiant les dates, je m'aperçois que je suis restée trois semaines, de mi-mars à début avril. C'est l'époque de la deuxième guerre du Golfe. Je trouve parfois un vieux Monde ou un vieil Express laissé par des clients dans le hall de l'hôtel. Les grondements du monde m'arrivent par internet dans le cyber café où je passe chaque jour. Je lis les nouvelles, j'écris à ma famille, dans un bruit assourdissant de pétrolettes et de bachata qui braille, en buvant des jus de goyave ou d'ananas frais.

Je suis environ à la moitié de mon séjour. Je vois Alex tous les jours, toutes les nuits. J'écris aux miens des mails légers et insouciants. De belles vacances. Je fais des balades en quad, je vais à cheval à la Cascade de Limon, chute d'eau pure et fraîche de 40 m de haut, dans la forêt tropicale. Cela fait à nouveau remonter en moi les souvenirs guadeloupéens, quand j'allais avec mes parents en randonnée le long des pentes de la Soufrière. Je vais aussi en bateau au parc de Los Haitises. C'est un endroit magique.
J'ai moins de chance avec les baleines qui sont déjà reparties. 
Je marche. Je lis. Je vais beaucoup à la plage. Je cherche des endroits discrets, beaux et tranquilles. Il pleut des trombes, il ne pleut plus et les vêtements sèchent vite sur ma peau bronzée. Je me fonds dans le paysage, dans la ville. Les commerçants commencent à me dire bonjour. Je me fais aussi peu touriste que possible. Je me sens chez moi.

Pendant ce temps-là, mon amie travaille à l'école et Alex dans son officine de change. Le soir nous nous retrouvons, parfois tous les trois. Il est charmant, attentif,  me présente à tout le monde, à ses amis, à sa soeur ainée... Me fait des déclarations, me dit qu'il est bien avec moi, que jamais, que toujours...  Les journées filent et les nuits encore plus vite. Je dors peu. On fait beaucoup l'amour dans ma petite chambre.
La taulière est un peu moins amicale, c'est à peine perceptible, elle me regarde un peu bizarrement.
Tout se sait.
Mon amie prend des nouvelles, gentiment. On va boire l'apéro avec les français. Ils m'ennuient. Leurs éternels discours sur les défauts des dominicains, qui ne sont jamais à l'heure, qui promettent sans tenir parole, la chaleur, l'absence d'après-shampoing ou de beurre au supermercado... Leur racisme à fleur de peau, l'un d'eux me dit "si ma fille (la gamine a 13 ou 14 ans) me ramène un dominicain, je la renvoie en France immédiatement". "Méfie toi...". "Ce pays est dangereux"...
Que font-ils donc ici, au bord de leurs piscines, dans leurs villas de rêve, avec un jardinier et une bonne à tout faire? En France ils ne pourraient pas se payer le quart de ça. Heureusement, ils ne sont pas tous comme ça et j'en rencontre aussi de sympas, de plus farfelus, de plus marrants...
Tout se sait.  
Moi, je flotte...

Les dominicains, peuple réputé paresseux (tout comme les antillais en général, les grecs ou les africains...) travaillent en fait... comme des nègres. Les salaires sont misérables, la vie est chère dès que l'on veut un peu plus que la case de base, il n'y a pratiquement aucun service public, peu d'école, pas de sécu, pas de salaire minimum, pas de congés payés, mais des flics. Ca oui, des flics même si c'est une république démocratique...
Ils travaillent du lundi au samedi une dizaine d'heures par jour. Le dimanche est le grand jour de repos dans ce pays très catholique. Et avant le dimanche, le samedi soir où il y a bal et Brugal dans chaque quartier, chaque village.
Même si pour l'instant il n'a pas beaucoup d'argent, Alex appartient à la classe moyenne montante. Son père est mort, mais sa famille a du bien, sa soeur est mariée avec un homme d'affaire, avocate, manucure et 4X4, il est éduqué, parle anglais, va à l'université...

Un dimanche, il m'emmène au combat de coqs. Une case, une arène basse en bois de quelques mètres de diamètre. Poussière. Des hommes, presque que des hommes. Pauvres ou riches, comme le foot, c'est un truc d'hommes.  Il me présente comme sa "novia" (fiancée) française. Il parie. Il est passionné. Il a des coqs. Il en élève dans un enclos chez sa mère. Il m'explique comment on les nourrit et cela coûte cher, comment on les entraîne, on les fait courir, on leur masse les cuisses, comment on les rend agressifs, comment on leur apprend à se battre, comment on taille leurs ergots et comment on y fiche de dures pointes d'acier qui vont blesser l'adversaire, comment on arrache les plumes de leurs croupions pour ne laisser que le panache coloré de la queue... Les combats durent peu de temps. Une sonnerie aigrelette. Les bêtes s'élancent l'une contre l'autre, se donnent de durs coups de becs, se crèvent les yeux, le sang gicle. Les hommes hurlent, les encouragent, les invectivent, la bière et le Brugal coulent. Alex s'époumone et s'excite. Ca sent la poussière et la merde et le sang. Les coqs ne meurent pas tous, il y a un vainqueur et un vaincu. Les blessés sont évacués, on va essayer de les soigner pour les faire combattre à nouveau une prochaine fois. Mais quand même, en voyant ce pauvre poulet sanglant et déplumé, couché sur le flanc, la crête à moitié arrachée, je doute qu'on puisse en faire autre chose qu'un  bouillon cube... Les liasses de pesos passent de main en main. Je suis une des seules femmes et la seule européenne. Les hommes me coulent des regards et j'imagine, moi qui ne comprend pas, les blagues peut-être salaces. Mais dans l'ensemble, ils sont plutôt gentils et respectueux. Et je suis accompagnée. J'observe ces moeurs qui me sont étrangères avec intérêt.

Je n'ai jamais ressenti un quelconque sentiment d'insécurité dans l'île, que je rentre seule à 3 H du matin, que je tombe en panne sèche avec ma moto, ce qui m'arrivera, que je vive seule dans ma maison du bout de la plage ce qui m'arrivera aussi... Je suis toujours tombée sur des gens qui m'ont tirée d'embarras avec gentillesse et un vrai sens de l'accueil. Mon expérience sera confirmée par des européennes qui vivent là-bas. J'apprendrai cependant aussi que des rixes violentes ont lieu régulièrement à la sortie des bals et des boites et que tous les hommes et parfois les femmes manient allègrement le couteau qui, par tradition, ne quittait pas leur ceinture... Les armes à feu circulent aussi. Les dominicains s'arment facilement.  Il y a des blessés et parfois des morts le week-end... Et des larcins envers les touristes un peu trop voyants mais ça, c'est comme partout... La Rep Dom est plutôt tranquille et accueillante aux étrangers.

L'heure de mon retour en France approche très vite. Je fonds un peu plus chaque jour. Je n'ai aucune envie de rentrer dans ma réalité. Mais vraiment aucune. Je suis en train de tomber gravement amoureuse.  Mais de quoi ? De qui ? De lui, certes, aveuglément, mais aussi de la vie ici, d'une espèce de rêve de retour à l'enfance?  De mon corps repu de sensations, de chaleur, de goûts, d'odeurs, de mon sexe qui jouit toutes les nuits ? De l'apparente facilité de la vie sous les Tropiques ? Les Antilles sont une drogue dure me concernant. Je vais le découvrir. Le retour s'annonce périlleux.

lundi 9 avril 2012

Antilles.(3). J'allume la mèche.

Le revival commence ici et se poursuit ...

Je réalise que c'était il y 9 ans, presque jour pour jour. Je n'ai jamais écrit sur cet épisode de ma vie. Est-ce la lecture de R et de son incroyable aventure brésilienne ? Est-ce CUI et ses "je me souviens" ? La découverte de Chut, de son écriture, de ses voyages, de ses souvenirs entremêlés?  L'émulation de l'écriture, l'envie de solder une histoire qui fait partie de moi et qui m'a amenée finalement à plus de conscience et plus de liberté... 

Un soir, avec mon amie, nous atterrissons dans un "comedor" (restau tenu par des dominicains) où nous commandons l'éternel pollo frit.
C'est incroyable le nombre de poulets ingurgités dans l'île où c'est la seule viande abordable avec le porc. Avec le sanconcho (ragoût de légumes et de viandes), c'est le plat national. Il y en a partout en vente, grillé le long de la route, petits réchauds à même le sol, cru dans les étals de boucheries en plein air, à peine abrités d'une tôle,  pleins de mouches au soleil, et vivants, courant dans les cours, les rues...  Poulet/riz... Pollo con arroz. Le poisson, les langoustes, sublimes, sont en grande partie réservés aux restaurants touristiques. Les restaurateurs européens viennent se fournir directement sur les plages au retour des pêcheurs...
On s'assied dans une véranda vaguement éventée par les pales d'un ventilateur asthmatique, à une table recouverte d'une toile cirée un peu poisseuse.  A côté de nous un groupe de dominicains, hommes et femmes, fête un anniversaire. Très vite, la conversation s'engage, amicale, on trinque, on entonne "Happy Birthday".... Il y a peu de clients. Je ne parle toujours pas espagnol, mais on s'arrange en anglais. Un homme m'approche, jeune et joli métisse. Nous parlons. Il m'a vue, mais oui, tu sais, tu es venue changer de l'argent... Ca me revient. Il y a deux ou trois officines de change au bas de la Calle Principal, à côté de l'arrêt des bus... J'ai effectivement changé là mes dollars le premier jour et me suis enquise des excursions en bateau pour voir les baleines. Il parle assez bien anglais. Tu viens d'où ? Ah! Marseille! El Sur de la Francia! Bla bla bla. Vamos a bailar ? La bachata n'est jamais loin. Dans le restau, il ne reste que nous, on est en semaine, et hors saison. On danse une bachata, un merengué collet serré... Je sais que je danse bien. J'ai toujours bien dansé, et j'aime ça. Le petit groupe s'exclame gaiement. Que bonita! Como ella baila ! Muy bien! Même mon amie, que le pollo grillé n'enchante pas, se déride et la soirée file joyeusement.

La suite est banale sans doute. Une amourette de vacances. Sauf que j'ai 40 piges passées, et que je suis mariée, que j'ai une fille de 10 ans, que j'ai une vraie vie quelque part et que ce qui aurait du n'être qu'une historiette va être un détonateur... J'allume la mèche...

Il s'appelle Alex, pour Alejandro. Pendant un jour ou deux, je l'aperçois en ville, nous nous saluons, on se tourne clairement autour. Un matin, je marche sur la piste qui longe la plage en allant vers le village. Une moto s'arrête. Alex me propose de m'amener. Je grimpe et me colle contre son dos, mes mains sur ses hanches... Quand on arrive devant l'office de change où il travaille,  il m'invite pour le soir même à une autre soirée. Il a vraiment un joli sourire, des yeux rieurs... Je passe une journée rêveuse. Le soir, il passe me prendre à l'hôtel en moto. Nous sortons, allons diner. Il a trente ans, étudie le droit à l'université de Santiago de Los Caballeros, prend le bus deux fois par semaine à 5H du matin pour aller en cours, veut devenir avocat, a eu un fils avec une américaine repartie là-bas, sort d'une longue et orageuse histoire avec une française venue travailler dans le tourisme et elle aussi repartie... On va boire un verre dans un des bars de la plage. Sur la terrasse, sous la lune, les palmiers se détachent, ombres chinoises, et la musique s'accorde au léger rythme du ressac... On danse encore. On danse tout le temps et partout en Rep Dom. Le corps est là, présent, alangui par la chaleur, le rhum, les vacances, la musique omniprésente, et en même temps vif, alerte, attentif, sensible ... Il m'enveloppe de sa chaleur et petit à petit de son désir. Il devient langoureux, ses gestes se font doux, son corps cherche le mien... Très près, très très près... Je sens son sexe contre ma cuisse, mon pubis, qui ne laisse aucun doute sur ses intentions... J'adore ça. Un long baiser scelle notre pacte pour la fin de la nuit. Un pacte avec le Diable... On rentre à l'hôtel et on fait l'amour tropical... Une fois, deux fois, trois fois dans la nuit... Il est insatiable... Sa fougue me surprend et m'enchante. Le lendemain matin, je le regarde prendre sa douche. Il a un corps de rêve. Il n'est pas grand, sa peau est lisse, imberbe, douce et ferme avec cette couleur, ces reflets, cette qualité particulière des peaux noires ou métisses, il est mince, parfaitement proportionné, a les hanches étroites, le ventre plat, orné de discrètes tablettes de chocolat, des épaules rondes et musclées, des jambes de fille, des attaches fines, et un cul... Mais un cul! Son sexe savonneux ne demande qu'à bander à nouveau... Je me souviens m'être approchée et l'avoir sucé sous le filet d'eau tiède tandis que la pluie tiède se mettait à tomber, et que la végétation exhalait ses parfums alourdis par l'eau et l'odeur de la terre transformée en boue. Après que nous ayons joui à nouveau sur le lit humide de nos corps et de la moiteur ambiante, je suis sortie nue sous la pluie, boire l'eau du ciel, la laisser me laver et me convaincre que je ne rêvais pas.

Je n'avais pas fait l'amour depuis des mois. J'ai eu l'impression de me réveiller après une hibernation... J'ai eu l'impression d'être la belle au bois dormant sous les baisers du prince (parce que hein, cette histoire là, c'est quoi d'autre je vous le demande!?). J'ai eu l'impression que mon sexe était à nouveau le centre de mon être et avec lui, ma peau, ma bouche, mes mains, mes seins, mes fesses...  J'avais été morte et je revivais.

dimanche 8 avril 2012

Antilles.(2)

Me voici donc dans un taxi commandé tout exprès, quatre heures de route cahoteuse vers Las Terrenas au nord de l'ile dans la presqu'île de Samana. Il fait très chaud, la voiture n'est pas climatisée, le chauffeur choisit une de ces radios tropicales qui diffusent de la bachata et du merengué en boucle, entrecoupés de pubs hurlantes. Je reconnais de vagues mots mais je n'ai jamais fait d'espagnol (les bons élèves faisaient allemand... Cruel regret!), je ne comprends pas cette langue parlée à toute vitesse. Je reconnais et ne reconnais pas ces Antilles là. On s'arrête le long de la route dans un petit snack bringuebalant, aux murs jaune vif, couvert d'une toiture de tôle ondulée. D'autres voitures sont là, les musiques s'emmêlent. Je prends un coca. Je finis par arriver à Las Terrenas. On est encore hors saison. J'ai choisi un hôtel tenu par une française juste en face du petit bungalow occupé par mon amie.
C'était en 2003.
Las Terrenas fut un vert paradis pour les babas cools européens dans les héroïques années 80. Une découverte fulgurante disent les "anciens" dont je ferai la connaissance. Un village de pêcheurs sans électricité (qui n'arrivera qu'en 1996), un Eden en bord de mer, pêches miraculeuses sur des plages de début du monde. Derrière le bourg, tout de suite, les "lomas", les mornes dans les Antilles françaises, les collines abruptes, à la végétation luxuriante, qui tombent dans la mer. La route goudronnée s'arrêtait alors à des kilomètres du but, il fallait finir par des pistes.
Pendant des années, les Européens affluent vers ce petit bout de bonheur sauvage dont le nom se murmure de bouches à oreilles. Les baleines à bosse viennent y frayer entre février et avril et c'est un spectacle grandiose.Voir votre Guide du Routard ou votre Lonely Planet favori...
Quand j'y arrive, la ville compte déjà plus de 10 000 habitants et la colonie européenne est nombreuse, plusieurs centaines de personnes. Française, majoritairement, mais aussi allemande, suisse, italienne... Toute une activité touristique s'est développée à la vitesse grand V. Les hôtels, maisons d'hôtes, locations et restaurants, échoppes,  officines de locations de véhicules, circuits organisés fourmillent. Mais ce n'est pas le tourisme de masse des plages de Punta Cana, bordées de "tout-compris" où les européens viennent 8 jours se gaver de nourritures et d'alcools importés en dansant une danse des canards entrecoupée de rythmes locaux, entre deux coups de soleil vanille/fraise. C'est un tourisme plus discret, mais galopant.  Les étrangers se sont organisé et c'est ainsi que mon amie a atterri à l'école française, une association de parents d'élèves, qui ont inscrit leurs enfants au CNED, et qui, de fil en aiguille, ont fini par organiser une vraie petite école privée, qui permet aux enfants de suivre une scolarité primaire et de début de collège et d'aller ensuite en pensionnat au lycée français de Santo-Domingo, de passer le bac et d'aller étudier en France.
Voila pour le contexte.
Pour l'heure j'arrive. Mon amie m'accueille. Mais très vite, je la trouve grognon, pénible. Elle est toujours fatiguée, elle râle, rien ne va...L'école où elle enseigne, la nourriture, l'approvisionnement en produits de base, no hay,  la chaleur, les dominicains dragueurs et nonchalants, les cucarachas, énormes et noirs cafards véloces dont elle peine à se débarrasser ... Elle a hâte de rentrer et se demande ce qu'elle fait ici. Je suis déçue. Je suis venue recharger mes batteries, réfléchir à ma situation, rêver, nager, bronzer. Je ne peux pas me charger de ses soucis. Je n'en ai pas envie. Nos rythmes diffèrent. Je me retrouve assez vite seule dans cet eden familier et étranger à la fois.
J'occupe une jolie petite chambre dans un bungalow, au bout d'une allée bordée de végétation. L'hôtel est presque vide. Le matin, on me sert un petit-déjeuner de rêve avec des salades de fruits enivrantes de parfums subtils. Je papote avec la taulière, qui a investit ici toutes ses économies et les temps sont durs ma bonne dame! Je souris à la femme de ménage. Je hèle un moto-concho (moto-taxi) qui, pour quelques pesos, me dépose où bon me semble. J'aime tout particulièrement le cimetière au bord de l'eau, incroyable bric à brac de coquillages, de fresques colorées rongées par la mer, de fleurs, de vieilles dalles en ciment gris...


Loin des images de paradis touristique, la grand'rue "Calle Principal" est dès l'aube encombrée d'une circulation infernale, les motos sur lesquelles sont juchées 2, 3, parfois 4 personnes, les camionnettes, les triporteurs, des pick-ups, d'antiques bagnoles rouillées, des 4X4 rutilants, des quads... C'est la seule artère goudronnée. Tout le reste sont des pistes en terre battue. L'atmosphère est grise de pots d'échappement mal réglés, ça pue. C'est drôle.
Les échoppes du cru sont pleines de produits pour se blanchir la peau et les femmes se promènent toute la journée avec d'invraisemblables rouleaux sur la tête pour se lisser les cheveux et être belles le samedi soir, quand la bachata se déchaîne et que le Brugal, rhum local, coule à flot. Je musarde à mon rythme. Dans la Calle Carmen, les haïtiens, damnés de cette terre, exposent à ciel ouvert des peintures naïves... 
Le soir, au restau ou dans les bars de bord de plage où je traine ma camarade, je fais connaissance avec quelques spécimens de la communauté française. Ils sont bavards et bruyants, ont le verbe haut et le gosier en pente. La bière et les cocktails circulent. Ils sont presque tous commerçants, assez méprisants pour la population locale, mais souvent drôles voire cyniques. Ambiance coloniale à tous les étages. Je bois, je danse... Ce ne sont pas mes Antilles, c'en sont d'autres, mais je reconnais les odeurs, la mer, la lune et les mille bruits de la nuit. Je flâne, je prends mon temps, je nage, et je ne sais pas alors que dans la petite ville, tout se sait, et que je suis vite repérée comme la touriste solitaire, la française naive souriante et je ne sais pas encore que ce premier voyage léger et touristique va pas mal changer ma donne dans les mois qui suivent...

mercredi 4 avril 2012

5 heures du mat'. Antilles. (1)

Il est cinq heures. Insomnie. Fip en sourdine. Camille Saint-Saens, un blues, une chansonnette, Paolo Conte, du jazz fusion filent sur les ondes. Enchainement incongru. J'ai froid. Je fais chauffer de l'eau. Bruit grondant de la bouilloire. Un thé. Les yeux me brûlent un peu. Je suis décalée et la journée sera décalquée. Je m'étire. Je connais bien cette sensation du corps éveillé malgré lui, engourdi, léger mal au dos, pieds glacés que je réchauffe, coincés sous mes cuisses, assise en tailleur sur ma chaise. Je mets en route le lave-vaisselle, oublié la veille.
La ville dort encore, mais bientôt les balayeuses municipales feront leur office de réveil-matin, gros insectes bruyants, carrés et malhabiles. Björk envoie sa voix glaciale de petite marchande d'allumettes. Cigarette. Envie de voyage.
Partir. Tentation du départ.
Il y a quelques années, je suis partie... Je me replonge dans les mails de cette période troublée, exaltante, terrifiante...
C'était une période pleine d'interrogations professionnelles et d'ennui conjugal, familial, social. Une période où j'avais le sentiment que ma vie s'étiolait doucement, tranquillement, s'engluait dans une routine morne et vide. Corps trop rond, plus endormi que ce petit matin d'avril 2012. En berne.
Une amie était partie quelques mois faire un remplacement d'institutrice à Las Terrenas, en République Dominicaine, dans une petite école associative française. Profitant d'un peu de temps et d'argent, j'étais allé lui rendre visite, seule, quinze jours au mois d'avril. Décidément, avril est le mois de mes voyages solitaires... C'est aussi en avril que je suis partie à Buenos Aires il y a deux ans. Mais c'est une autre histoire. Il fut drôle et serein ce voyage là. Avec un début, un milieu, une fin. En avril, je me découvre de mes fils.  Ne pas tout mélanger.
Cet avril-là, je débarque à Santo-Domingo. Je suis tout de suite happée par la chaleur, la moiteur, les odeurs de cette terre des Antilles si chère à mon coeur. Les émotions remontent vivement.

Enfant, j'ai vécu quatre ans en Guadeloupe, souvenirs vivaces d'enfance heureuse et exotique. Les haricots rouges et la farine de manioc à la cantine, les camions de régimes de bananes à l'odeur sûre et écoeurante, la peau noire et douce de Jacqueline, la jolie jeune femme que ma mère employait et qui m'emmenait dans sa case le jeudi. Elle faisait du suc à coco et c'était ma friandise préférée. Je me gavais de pâte de goyave. Les pique-niques sur le sable volcanique, noir et brûlant de la Basse-Terre à l'ombre des flamboyants. C'est là que j'ai appris à nager, petite sardine blanche dans les eaux tropicales. La biguine sur laquelle les adultes se trémoussent comme ils peuvent dans les fêtes entre békés et métros. Moi, je l'entend, je l'écoute et je danse. C'est là que j'ai appris à danser, petite sardine légère et cette volupté du corps ne m'a jamais quitté. La morsure des feuilles de manseniliers sous lesquels il ne fallait surtout pas passer. Notre maison coloniale avec sa "galerie" ombrée autour, où nous vivions la plupart du temps. Papa qui plante un multipliant dans le jardin, aux pieds de la Soufrière. Paysage splendide des mornes qui renferme la douloureuse histoire de l'île, les gwoka des nèg'marrons... Maman, enceinte de ma petite soeur. Plus tard, celle-ci qui se traîne toute nue, toute dorée et toute potelée, à quatre pattes sur le carrelage de la cuisine à la poursuite des cafards (les ravets) que ma mère chasse sans fin. Quand nous sommes rentrés en métropole, elle parlait presque créole et ma gand'mère amusée et un peu surprise nous traitait de vraies petites négresses. Les bruits de la nuit dans mon petit lit éclairé par la lune. Le marché de Basse-Terre, les mangues juteuses, les fruits blanc et vert de l'arbre à pain, les bananes poyos, les bananes plantain et les pommes-cannelle. Les colibris et le cyclone qui nous retrouve réfugiés dans une cave quand les vents hurlent à 200 kilomètres à l'heure. Paysage désolé, arbres et toits arrachés. Fatalité et fatalisme. La voix et la gentillesse de Mademoiselle Boisdur, mon institutrice chérie qui nous enseignait à lire et à compter avec un délicieux accent qui berçait nos apprentissages de doigts tachés d'encre et de gommes machouillées. L'uniforme de l'école, jupe écossaise et chemisier blanc à manches courtes. Le village de cases voisin où je vais peu. Mais un jour, j'y suis. C'est un jour de fête où on tue le cochon. La bête est là, ensanglantée, en train d'être dépecée. Je n'ai pas peur, je m'approche, curieuse. Une grande marmite est sur le feu. Elle est pleine de sang qui cuit pour faire le boudin. Une femme y met le piment et les épices qui rendent ce boudin campagnard unique au monde. Et puis dans un grand geste que je n'ai jamais oublié, elle plonge son bras nu presque jusqu'à l'épaule dans le sang gluant et tourne, tourne la mixture. Elle rit, son vieux madras planté sur la tête. Elle ressort son bras. Le sang est presque de la même couleur que sa peau et lui fait un long gant brun et vivant qui goutte dans la marmite. Peau noire ensanglantée. Je saurai bien plus tard que c'est l'histoire de ce peuple. Elle viendra nous vendre des boudins chauds et épicés qui feront notre repas...

Me voici, plus de trente après, sur le tarmac de cet aéroport, dans ce maelström d'émotions d'une mémoire qui n'a pas oublié. L'impression d'être chez moi, revenue à bon port après un long voyage.
La suite... viendra. Peut-être.